Une petite histoire de la place Jules Guesde (suite)

Que devient la Place Nationale avec l’arrivée de la plus grande usine de France ? En quelle année est construite la porte monumentale Renault ? Que reste-t-il aujourd’hui de cet héritage ? Suite de notre petite histoire de la place Jules Guesde.

L’aventure Renault débute en 1899, à 200 mètres de la place, au fond d’une rue qui n’existe plus. Rapidement les commandes d’automobiles affluent et l’usine s’étend de part et d’autre de l’avenue Émile Zola. Les badauds du quartier et les nourrices cèdent la place Nationale aux flots d’ouvriers, toujours plus nombreux, aux entrées et sorties d’usine.

En 1905 et 1906, Renault acquiert les terrains de l’ancienne ferme de Billancourt, et agrandit l’usine. Il devient alors riverain de la place. La première guerre mondiale éclate et Renault devient propriétaire de quasiment tout le trapèze, sous la rue de Meudon et la rue Yves Kermen. Tout le sud de la place lui appartient, y compris la maison Bican. Les nouveaux ateliers de l’ilot C dominent maintenant la place. Fabricant d’armement intouchable car essentiel pour la défense, il décide, pour des raisons de sécurité, d’interdire l’accès à la rue Gustave Sandoz. Voir « Le jour où Renault ferma le trapèze« . Une barrière et une guérite sont mises en place. Un garde en uniforme filtre les accès.

Qui est Jules Guesde ?

Le 1er août 1925, le conseil municipal dirigé par le maire socialiste André Morizet rebaptise la place. Qui se souvient de Jules Guesde, fondateur du Parti Ouvrier Français ?

Jules Guesde, de son vrai nom Jules Bazile, est né en 1845 à Paris. Il commence sa carrière comme journaliste militant républicain. Guesde soutient la Commune de Paris contre l’Assemblée nationale conservatrice de Versailles. Ses articles virulents lui valent plusieurs séjours en prison. Il fonde en 1882 le Parti Ouvrier dans une vision internationaliste. Il rencontre Karl Marx à Londres. Il est élu député de la circonscription de Roubaix en 1893 et est ministre d’état de 1914 à 1916. Ses divergences de vues avec Jean Jaurès et sa maladie lui font perdre de l’influence. Il meurt en 1922, laissant l’image d’un précurseur du socialisme français, un militant de la cause ouvrière, pauvre, incorruptible et inlassable.

Mais le nom de « place jules Guesde » ne prend pas vraiment. Encore aujourd’hui, les anciens utilisent le nom de « place Nationale ».

Les années 30 et le portail monumental

Année après année, les effectifs de Renault gonflent pour atteindre 30 000 ouvriers vers 1930. Le tramway est littéralement pris d’assaut à chaque sortie d’usine. L’extension de la ligne 9 du métro jusqu’au pont de Sèvres, en février 1934, soulage grandement la situation des transports. Les ouvriers arrivent maintenant par la station Billancourt, empruntent la rue de la ferme et l’avenue Émile Zola.

Début 1930, le square de la place a disparu. Un kiosque à journaux fait son apparition.

A la même époque, Renault fait bâtir, à la place de la maison Bican, le portail monumental qu’on connait aujourd’hui. L’accès à la rue Gustave Sandoz est définitivement supprimé.

Les cafés de la place

Le travail manuel, ça donne soif. Les bistrots ne désemplissent pas, à la sortie de l’usine : l’épicerie Courtois devient la Civette Nationale, puis le Central. Le Cabaret du Curé ouvre dans les années 30 au numéro 7. Il deviendra la Brasserie du Parc. On peut s’abreuver aussi au Paname ou aux Coteaux de la Loire. ils sont maintenant huit cafés-restaurants tout autour de la place !

En 1936, à l’extrémité de ce qui est aujourd’hui le parc des Glacières s’installent trois boutiques tenues par trois frères russes blancs, les Volkoff. Ils vendent boucherie, fruits et légumes et épicerie. L’ancêtre de la supérette, en somme.

Chaque communauté étrangère semble avoir son café de prédilection. Le National est le QG des syndicats.

La seconde guerre mondiale passe au-dessus de la place sans dommage. À la libération, un groupe de soldats allemands, se rendant à la population, traverse la place sous le regard des curieux.

Au n°3 de la place Jules Guesde, le Central est le seul tabac du quartier. Avec le va-et-vient permanent des milliers d’employés Renault, il devient le deuxième plus gros débit de tabac de France. Certains affirment même qu’il était le plus gros, comment vérifier ? C’était une vraie institution. Le Central a fermé en août 2002 pour être remplacé par une agence bancaire BRED. Nous avions raconté son dernier jour, souvenez-vous.

Une place militante

La place Nationale est très tôt le lieu des luttes sociales et des contestations. Renault, qualifiée de « forteresse ouvrière », connait régulièrement des grèves majeures, depuis 1913. Si, depuis l’ouverture du métro, la porte Zola est le lieu des distributions des tracs et informations, la place Nationale reste le lieu des meetings.

Le 28 mai 1936 la grève éclate dans toute la France, puis chez Renault. On réclame la semaine de 40 heures et deux semaines de congés payés. Les ouvriers occupent l’usine. On les voit déambulant sur les toitures et hissant des paniers de victuailles préparés par leurs épouses, à l’aide de cordes, sous le regard médusé des badauds. Un piquet de grève, sur la place, bloque l’accès aux « jaunes » et aux éventuels saboteurs. Après la signature des accords de Matignon, la grève se termine. Le 13 juin, la sortie sur la place des ouvriers, en un cortège victorieux, a laissé des traces dans les mémoires.

Dans les années 60, un photographe de presse engagé, Élie Kagan, décrit la vie ouvrière à Billancourt. Il se qualifiait lui même de reporter engagé, tiers-mondiste sentimental, gauchiste de cœur, juif militant. À travers ses clichés, il nous offre un témoignage précieux de la place Jules Guesde.

Ne pas désespérer Billancourt

Les mécontentements sociaux du géant Renault ébranlent régulièrement les équilibres sociaux et font régulièrement la une des actualités télévisées.

La place Nationale est également attachée aux événements de mai 68 et le portail Renault devient familier à tous ceux qui suivent les événements à la télévision. La place ne connaîtra pas les violences du quartier latin.

17 mai 1968 INA
Video Journal télévisé du 17 mai 1968 – INA
Video Actualités 17 mai 1968 – INA

Les grévistes de Renault occuperont l’usine durant 33 jours.

Les responsables politiques nationaux (de gauche, surtout) arpentent également la place Nationale. C’est un lieu pour faire campagne et montrer sa solidarité à l’égard de la classe ouvrière. Sartre s’y déplace également. C’est à lui qu’on doit l’expression « Il ne faut pas désespérer Billancourt », signifiant par là que la paix sociale chez Renault est la condition pour une paix sociale dans toute la France.

Une nouvelle place pour une nouvelle ère

Le 31 mars 1992, les lourdes portes Renault se ferment définitivement, scellant un long chapitre de l’histoire de la place Jules Guesde. La place devient moins fréquentée, plus calme, plus apaisée. Les cafés se raréfient. La télévision et la presse ne s’y déplacent plus et les lieux ne feront plus l’actualité nationale.

La population change progressivement au profit d’employés de bureau et de cadres. Beaucoup sont de nouveaux boulonnais installés dans les immeubles du trapèze.

Place Jules Guesde en 1912 - Google
La place est modifiée tardivement, entre 2017 (gauche) et 2020 (droite). Le terre-plein est devenu esplanade et l’espace piéton est considérablement agrandi. Elle a malheureusement perdu ses grands platanes – Google

Que reste-t-il de Renault ? Il fallait préserver la mémoire. Le portail est donc conservé, mais sans le logo et la mention « Renault ». Il fait face à la sirène de l’usine, sauvée de la ferraille et installée en février 2020. Elle ne hurle plus mais se rappelle au bon souvenir des quelques anciens de l’usine, aux cheveux blancs, qu’on voit régulièrement discuter, sur les bancs de la place. Pour eux, c’est d’ailleurs resté la « place Nationale ».

Comme sur les photos de 1900, les enfants aussi sont de retour sur la place avec leurs mamans. Dans la chaleur de l’été, on peut les voir courir joyeusement au milieu des jeux d’eau.

2 Replies to “Une petite histoire de la place Jules Guesde (suite)”

  1. Bien aimé le passage « Les ouvriers arrivent maintenant par la station Billancourt, empruntent la rue de la ferme et l’avenue Émile Zola. » J’ai fait ce même chemin de 1975 à 1983 :-). Quelle belle plongée dans l’histoire de Renault. Merci

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