Le terrible accident du 13 juin 1917

Nous sommes le mercredi matin 13 juin 1917. Comme chaque jour depuis le début de la Grande Guerre, l’usine Renault va tourner à plein régime pour contribuer à l’effort de guerre. Il est 10 heures 10 lorsque soudain un fracas épouvantable résonne dans tout Billancourt, ça vient de l’usine. De tous côtés, des ouvriers fuient. Un nuage de poussière s’élève au-dessus de la rue du Cours (avenue Émile Zola). La nouvelle se répand rapidement : un bâtiment s’est effondré !

La stupeur passée, toute l’usine Renault converge vers le lieu du drame. Le bâtiment C4 est éventré, la toiture longue de 70 mètres a disparu. Un entrelac de gravas et de poutrelles d’acier forme un décor de fin du monde. Sous les débris, émergent des cris de douleur.

Les secours arrivent de tous côtés : les troupes du dépôt de section automobile militaire, puis les pompiers de Paris et ceux de Boulogne. On dégage les premiers blessés et on les évacue vers l’hôpital Boucicaut ou aux Petits-Ménages. Le ministre de l’intérieur, le préfet de police et le procureur de la république sont rapidement sur les lieux.

À 14 heures, dix morts sont extraits des décombres et une cinquantaine de blessés. À 16h30 le président de la République, Raymond Poincarré, s’incline devant les corps. À 17 heures on compte 19 cadavres. Les recherches continuent durant la nuit à la lumière des lampes à arc.

Le nombre de morts se stabilise à 26. Parmi eux, on compte deux femmes et un jeune apprenti de 13 ans, Eugène Blary. Impossible de compter les blessés légers, nombre d’entre eux sont rentrés par leur propres moyens.

Raymond Mathiot, un jeune apprenti ajusteur, l’a échappé belle, il n’est que légèrement blessé. Il raconte :

« Quand je me suis retrouvé à l' »artillerie » (nom d’un bâtiment) j’avais la tête couverte de sang. Là on m’a emmené à l’infirmerie. Il y avait beaucoup de blessés. Le chef infirmier qui connaissait mon père, m’a dit : « Mon petit t’en as pris un coup ». Après m’ avoir examiné il m’a dit « on va t’emmener à l’hôpital ». En apprenant cela j’ai préféré me sauver. Je suis allé avenue Victor-Hugo où il y avait une clinique pour les accidents du travail. L’infirmière m’a fait un pansement et quand je suis sorti j’avais la tête enveloppée, on aurait dit une momie. Mais je n’avais qu’une hâte, retourner à l’usine pour retrouver mon père qui était à l’époque chef de l’atelier des schrapnels. Lui aussi était dans l’anxiété et mon chef d’équipe le voyant chercher partout lui avait dit « Ah ! M. Mathiot » et ils pensaient tous les deux que j’étais dessous. Quel soulagement quand on s’est retrouvés. »

La catastrophe provoque une émotion considérable en France, pourtant habituée aux horreurs de la guerre.

Le lundi suivant, 18 juin, des obsèques solennelles sont organisées pour les vingt victimes boulonnaises. À 9 heures, les dépouilles quittent l’asile de la rue des Abondances pour l’église de Boulogne où une messe est célébrée par le curé de Billancourt. Une foule considérable de 30 000 personnes suit le cortège jusqu’au cimetière de Billancourt. Le Ministre de la Guerre, Painlevé, le préfet de police, le maire de Boulogne, Lagneau, et Louis Renault figurent parmi personnalités en tête du cortège.

Quelques jours plus tard les blessés sont reçus par Louis Renault. Raymond Mathiot y était :

« Comme j’étais le plus jeune on m’a fait passer le premier. Je me vois entrer dans son bureau. Il m’a dit : « Alors mon petit, crois-tu vraiment que c’est de ma faute ? » Je lui ai répondu : « Non, Monsieur, c’est la fatalité ! ». Alors, il s’est retourné vers M. Bussonnais qui était son financier, « donne… » lui a-t-il dit, je ne sais combien il m’a donné, mais c’était un gros billet. En rentrant à la maison j’ai dit à mon père : « Tu te rends compte de ce que M. Renault m’a donné ?». Mon père n’a rien répondu.

Que s’est-il passé ?

L’émotion passée, vient le temps des responsabilités. Que s’est-il passé ? L’accident aurait-il pu être évité ? Qui est fautif? Pour l’opinion publique, prompte à tirer ses conclusions, la faute en revient à Louis Renault.

Dès le lendemain du drame, le parquet de Paris désigne M. Bourdeaux comme juge d’instruction. Celui-ci s’entoure d’experts. Ainsi débute une enquête qui va durer de longues années. Elle s’oriente sur deux suspects : la société Pantz, constructeur du bâtiment, et la direction de Renault, chacune rejetant sur l’autre la responsabilité du drame.

Parallèlement, le député socialiste Arthur Levasseur demande et conduit une enquête parlementaire qu’il veut « impartiale » auprès de la direction de l’usine et d’ouvriers. Il rend ses conclusions le 13 juillet à l’occasion d’une interpellation dans l’hémicycle.

Tout d’abord, il fait remarquer le faible nombre de victimes : 26 morts. Pourquoi si peu dans un bâtiment aussi fréquenté et en pleine journée de travail ? Ce faible bilan est dû à la réactivité d’ouvriers et de chefs d’équipe qui ont quitté les lieux rapidement, malgré les consignes de la direction, en voyant la structure fléchir. Levasseur écrit « Au moment du fléchissement, il est demandé par téléphone à la direction ce qu’il convient de faire et la réponse fut qu’il fallait attendre qu’on se soit rendu sur les lieux pour examiner le danger ».

Les signes avant-coureurs n’avaient pas manqué depuis deux ans. Des ouvriers avaient signalé des craquements inquiétants. En septembre 1916, on signalait que des écrous dans charpente avaient sauté et n’avaient pas été remplacés. On note aussi qu’une traverse métallique avait été déformée. De plus, le bâtiment avait des fondations notoirement insuffisantes, surtout après la surélévation du bâtiment.

Pourtant Renault n’était pas resté les bras croisés : « M. Renault avait fait venir, quelques jours avant la catastrophe, un entrepreneur qui lui avait déclaré, après plusieurs enquêtes, qu’il n’y avait aucun danger ».

D’autre part, Levasseur révèle que certains étages avaient été surchargés au-delà de ce que la structure pouvait supporter. « On avait monté des machines pour la production du matériel lourd dans les étages, alors qu’on avait monté les machines pour la production du matériel léger dans le rez-de-chaussée ». De plus, les vibrations engendrées par ces machines mettaient la structure à rude épreuve.

Levasseur ajoute : « La faute capitale est que le directeur n’ait pas eu l’idée, lors du premier craquement entendu par ceux qui occupaient l’atelier, de le faire évacuer… Quelques jours se sont écoulés entre les premiers craquements et le jour de la catastrophe ».

Enfin Levasseur interroge le rôle de l’État dans le drame : « En ces temps de guerre, l’État qui réquisitionne les ouvriers et les oblige à travailler à tel endroit plutôt qu’à tel autre, a, envers eux, des obligations particulières ».

Répondant à l’adresse du député Levasseur, le gouvernement, par la voix du ministre de l’armement Albert Thomas, écarte toute responsabilité de l’État et s’en remet à l’enquête judiciaire en cours.

Un verdict qui fait « pschitt »

Le 31 octobre 1929, après 12 années d’enquête, la cour d’appel statue.

Le rapport d’expertise révèle des défauts dans le métal utilisé par le constructeur. Celui-ci avait fourni, au lieu d’acier de premier choix comme spécifié au contrat, du fer commun hétérogène diminuant la résistance aux trépidations des machines. Les experts constatent, en outre, des erreurs de calcul dans l’évaluation de la solidité de la structure.

Enfin, ils confirment des surcharges réelles le jour de l’accident, notamment au deuxième étage du bâtiment.

Les experts partagent donc la responsabilité entre le constructeur Pantz pour « non-respect des règles de l’art » et Renault en « surchargeant de manière continue certaines parties de la charpente » .

Pourtant, après une longue délibération, les juges estiment que les faits sont imputables aux circonstances et prononcent la relaxe des deux parties. Les familles des victimes, qui avaient déjà perçu les indemnités légales prévues par la loi en matière d’accident du travail, devront s’en contenter.

Aujourd’hui

Si vous passez un jour au cimetière de l’avenue Pierre Grenier, empruntez l’allée centrale jusqu’à la mention « 6ème division ». À droite, parmi quelques pierres tombales grises figure celle sous laquelle repose le jeune Eugène Blary.

Les victimes :

BLARY Eugène, Henri – 13 ans – Apprenti
MORIN Isidore, Louis – 16 ans – Journalier
ELBRACHT Armand – 17 ans – Magasinier
JOLY René, Alfred – 17 ans – Mécanicien
LE COMTE Camille – 18 ans – Magasinier
PASQUIER Charles – 19 ans – Employé
BOURDET Marie – 21 ans – Ouvrière
BOULIS Tahar – 22 ans – Journalier
LE MERER François – 27 ans – Mécanicien
KUNZLI Rodolphe – 28 ans – Ajusteur
ADOU Émile – 32 ans – Mécanicien
LE GUEN Francis – 32 ans – Mécanicien
MEUNIER Jules – 32 ans – Mécanicien
LARDEUX Fernand – 34 ans – Mécanicien
AUDEBERT Alexandre – 37 ans – Ajusteur
COLLET Augustine – 39 ans – Journalière
FREMY Émile – 40 ans – Journalier
TRIPIER Charles – 42 ans – Mécanicien
DERNONCOURT Émile – 43 ans – Soldat
VACAVANT Albert – 43 ans – Mécanicien
JOYEUX Léonard – 50 ans – Mécanicien
BOUQUET François – 59 ans – Puisatier
DESTRE Louis – 64 ans – Serrurier
FISCHER Eugène – 65 ans – Mécanicien
RIBREAU Louis, Pierre – 67 ans – Mécanicien
JONNART Jean, Nicolas – 67 ans – Mécanicien

Pour un récit détaillé de l’accident, je recommande l’excellent article « La catastrophe du 13 juin 1917 » par Gilbert Hatry – revue DRF02 – 1971 – Renault Histoire.

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