Les « chinois » de la rue du Point du Jour

Entre la rue du Point du Jour et la rue Heinrich, à 150 m de la place Jules Guesde, on pouvait voir, durant la première guerre mondiale, un long alignement de baraquements, serrés les uns contre les autres. À quoi servaient-ils ? Qui les a bâtis ? Pourquoi appelait-on ce lieu le « chinois » ? Nous avons fait des recherches.

Les ouvriers coloniaux

Durant la première guerre mondiale, l’industrie militaire française a de gros besoins de main d’œuvre. Les hommes étant au front, les femmes font leur entrée dans les ateliers. Certains militaires rappelés du front et en « affectation spéciale » viennent renforcer le personnel.

Mais tout cela est insuffisant. La France fait donc appel à ses colonies d’Afrique du Nord et d’Indochine pour fournir la main d’œuvre nécessaire aux arsenaux de France ainsi qu’aux usines d’aviation. On leur réserve des travaux souvent pénibles, dans des ateliers dédiés et on limite leurs contacts avec la population française1.

Un organisme de transport et de placement de travailleurs coloniaux est créé à la demande d’Albert Thomas, sous-secrétaire d’état à l’Artillerie et aux Munitions. Les industriels s’adressent à cet organisme qui fournit cette main d’œuvre au prix 50 centimes par homme et par jour.

Ouvrier annamite dans une usine d'aviation INA
Ouvriers annamites dans une usine d’aviation – INA.

Le cantonnement de Billancourt

C’est ainsi qu’un fort contingent arrive à Billancourt pour travailler dans les usines Renault. Ces annamites sont issus de l’Annam, entre le Tonkin et la Cochinchine. C’est la région centrale de l’actuel Vietnam, mais on les appelle « chinois » car à l’époque, pour l’homme de la rue, un visage aux yeux bridés est forcément un chinois.

On construit pour eux cette rangée de huit bâtiments sans confort et sans intimité, à l’extrémité d’un grand terrain (le 117 et le 119 rue du Point du Jour actuels) que Louis Renault a acquis en juillet 1916. Sur l’autre partie du terrain, Renault installera sa coopérative et un dispensaire (il faudra qu’on vous en parle). D’abord appelé le « cantonnement chinois », le lieu devient vite le « chinois ». Les ouvriers coloniaux sont soumis à une discipline militaire et sont encadrés par des soldats qui les escortent chaque jour jusqu’à leur lieu de travail.

On raconte qu’un jour les « chinois » de Billancourt ont refusé de se rendre au travail pour protester contre la qualité du riz qu’on leur donnait.

À la fin de la guerre, les baraquements sont désertés. Les annamites sont renvoyés chez eux, mais certains choisissent de rester. Une nouvelle immigration se prépare, celle des russes blancs.

La caverne d’Ali-Baba de Renault

Après le départ des annamites, Renault ne tarde pas à trouver un nouvel usage à ces lieux. Il y installe le service des « soldes et récupérations » de l’usine, service qu’on a naturellement surnommé le « chinois ». On y vend les rebuts de l’usine qu’on peut encore valoriser. Il s’agit de matériel périmé, fournitures inutilisées, appareils réformés qui gardent encore une valeur de récupération, mais aussi de déchets métalliques ferreux ou non, de chutes de tôle, de textile et de matériaux pouvant être recyclés ou réemployés. Certains matériaux sont revendus à des professionnels qui sont parfois des fournisseurs de l’entreprise. D’autres font l’objet d’appels d’offres. On y trouvait également des « briques Renault », constituées de balayures d’atelier, de sables de fonderie et d’autres matériaux. L’hôpital Beaujon à Clichy a été bâti avec ces « briques Renault ».

Les baraquements disparaissent des vues aériennes entre 1926 et 1932. Le service des soldes et récupérations est installé ailleurs, mais conserve son surnom.

Chacun à Billancourt connaissait le « chinois » où les bricoleurs et employés trouvaient ferrailles, coupons, moteurs, vaisselle, aspirateurs ou fins de séries, dans un bric-à-brac pittoresque. Et tout cela à bon prix. Le personnel de l’usine pouvait également y trouver des accessoires et pièces automobiles à un tarif fixé à l’avance. Dans les années 70, une permanence était assurée tous les mercredis.

Le « chinois » a déménagé à plusieurs reprises pour finir rue Nationale en 1992, à la fin de l’activité de l’usine.


1 Lumni.fr

Sources :

  • Revue De Renault Frères 02 juin 1971 « Le chinois »
  • Revue De Renault Frères Avril 2022 « Le chinois »
  • Live Yu-Sion. L’immigration chinoise à Boulogne-Billancourt dans l’entre-deux-guerres. In : Villes en parallèle, n°15-16, juin 1990.

5 Replies to “Les « chinois » de la rue du Point du Jour”

  1. Monsieur Monnerot-Dumaine bonjour, Merci pour cet article très intéressant. Je découvre cette présence annamite à Boulogne-Billancourt et l’entrepôt « le chinois ». On n’a rien inventé avec le développement actuel du recyclage et de l’upcycling……. Bien cordialement et à lundi.

    Martine Procot

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