La semaine dernière nous vous présentions cette villa étonnante de l’avenue du Cours. Qui donc a pu construire cette maison ? Nous sommes partis à sa recherche et nous n’avons pas été déçus.
Mercedes Martinez, chanteuse lyrique espagnole

Pour une maison spectaculaire, il fallait bien une artiste et c’est le cas de Mercedes Martinez. Cette chanteuse lyrique espagnole est au faîte de sa popularité lorsqu’elle achète un terrain vierge à un certain Isidore Coulombel en août 1892. Elle fait bâtir dessus cette maison sans doute peu de temps après.
Née Manuela Marti en 1847 près de Barcelone d’un père tisserand, elle monte à Paris, sans doute attirée par ce qui est alors la capitale mondiale des arts.
La France est à l’époque prise de passion pour les « espagnolades ». Bizet a composé en 1875 son éternel opéra « Carmen » et les français découvrent l’exotisme des histoires d’Andalousie, de toreros et de corridas. À Paris, on aime le boléro, les habaneras et le flamenco, un univers pittoresque dans laquelle Manuela trouvera sa place sous le nom de scène « Mercedes Martinez ».

Mercedes chante à Paris avec les plus grands de son temps. En janvier 1889, on la voit chantant un « oratorio à Jeanne d’Arc », à l’Hôtel Continental. Puis on l’écoute dans « le Trouvère » au Théâtre lyrique National pour lequel elle a signé pour 3 ans.
Elle chante souvent des œuvres originales de son jeune neveu Esteban Marti, compositeur aujourd’hui tombé dans l’oubli, comme cette habanera retrouvée dans un numéro du Figaro d’ août 1888 :

En 1889, elle popularise dans tout Paris « Merceditas », un boléro de Marti.
On la retrouve en 1890 au théâtre historique de la société Benvenuto Cellini chantant, entre autres, le Boléro des Vêpres Siciliennes de Verdi. On la qualifie dans la presse « d’extrêmement douée ».



Mais le succès le plus relayé par la presse est celui des « matinées espagnoles » et surtout des « Soirées d’Espagne » données au Théâtre du Vaudeville, boulevard des Capucines, en 1889 et 1890. C’est un spectacle musical évoquant les soirées madrilènes et sévillanes, chanté par divers artistes espagnols. Le tout-Paris français et espagnol s’y retrouve. Des critiques décrivent Mercedes comme étant « l’âme de ces soirées », gaie et pleine d’entrain. Elle n’hésite pas à donner libre cours à sa chaleur ibérique et à lancer des œillades suggestives à l’adresse des spectateurs. Un critique espagnol la décrit « belle et élancée » avec une « voix métallique sonore ».


Durant ces « soirées d’Espagne » elle chante en duo avec la grande contralto Elena Sanz. Celle-ci, avant d’avoir été chanteuse à l’Opéra de Paris durant deux ans, a été la maîtresse du roi d’Espagne Alphonse XII. Elena Sanz a eu de lui deux fils, qu’il n’a pas reconnus. Notons au passage qu’Elena Sanz, bien que parisienne, possédait aussi un « beau domaine » à Billancourt, route de Versailles (Édouard Vaillant) près de la Porte de Saint Cloud.
Après le succès des « Soirées d’Espagne », Mercedes ne fait plus autant parler d’elle. Nous avons trouvé la trace de quelques concerts en 1892 ou 1894. C’est à cette époque qu’elle s’installe à Billancourt. Reçoit-elle dans sa villa ? Très probablement, elle a été construite pour ça. Il ne semble pas qu’elle y vive à l’année, elle n’apparait dans aucun recensement.

En 1893, on retrouve dans la Vie Parisienne une petite annonce dans laquelle elle vend aux enchères à l’hôtel Drouot des bijoux, de « riches costumes de soirées, bronzes anciens et modernes ». A-t-elle des difficultés financières ? En a-t-elle besoin pour financer sa maison ?
Manuela Marti meurt à Boulogne le 13 avril 1897, dans sa villa du 39 quai de Billancourt à l’âge de 49 ans. Elle est célibataire et sans enfant.

Le mystère Martial Chabrol
Avant de mourir, Manuela désigne pour légataire universel un certain Martial Chabrol qui devient donc le nouveau propriétaire. Il avait déjà acquis le pavillon, côté rue Traversière, l’année précédente.
Nous avons trouvé peu de choses sur lui si ce n’est qu’il est célibataire et rentier. Il est né en 1841 d’un boulanger de Limoges. Quelles étaient leurs relations ? Comment se sont-ils connus ? On ne sait pas. Martial avait des oncles et cousins à Paris qui fréquentaient le monde du spectacle dont notamment Paul Gallimard (le père de l’éditeur Gaston Gallimard) qui fut propriétaire de théâtres. Peut-être a-t-il rencontré Mercedes par leur intermédiaire ?
En tout cas, leur relation a dû être solide et durable car nous avons découvert que ces deux célibataires sont enterrés ensemble au cimetière de l’avenue Pierre Grenier !

Martial meurt dans la villa du quai de Billancourt le 20 novembre 1902 à 61 ans et sans enfants. La maison passe alors entre les mains de sa sœur Anathalie Chabrol épouse Donnet. Les Donnet ne semblent pas avoir quitté Limoges. La villa semble être habitée par M et Mme Chapuis, probablement locataires.
Au décès de la sœur, en janvier 1908, ses enfants et son mari en héritent. Ils la conserveront quatre années encore pour finalement la revendre à l’écrivain Eugène Morel en avril 1912, pour 50 000 francs.
Eugène Morel, écrivain et bibliothécaire
Eugène Morel est un écrivain, critique littéraire et bibliothécaire français. Avant son arrivée à Billancourt, il a déjà à son actif une vingtaine de romans et de pièces de théâtre. Il est connu surtout pour avoir fortement influé sur l’évolution des bibliothèques françaises au XXème siècle. Il soutient l’idée d’un accès gratuit aux bibliothèques et leur financement public. Il soutient la réforme du dépôt légal et propose une réforme de la formation des bibliothécaires.
Lorsque nous avons voulu nommer la villa, c’est son nom qui s’est imposé car il est le premier que nous avons rencontré au cours de nos recherches. Aurions nous dû l’appeler « Villa Marti » ou « Villa Martinez » ?


Eugène Morel n’a pas été très inspiré pour cette acquisition dont il ne profitera que six années. À sa décharge, quand il achète en 1912 les quais sont agréables et l’usine Renault est loin, du côté de la place Jules Guesde. Pouvait-il deviner que, la Grande Guerre éclatant, Renault prendrait une telle ampleur et que sa villa se trouverait cernée de toutes parts ?
À la fin de la guerre, Eugène Morel n’a pas d’autre solution que de vendre et partir. Le 5 septembre 1918, il cède à Louis Renault les 1 600 m² de la propriété.
La dernière villa disparue du trapèze
Sur l’incroyable photo aérienne ci-dessous, la villa Morel, propriété de Renault depuis un an, semble bien isolée dans l’immensité de l’usine. Le pavillon et le verger ne sont plus là. Les arbres de l’avenue non plus.


Nous avons retrouvé une photo des lieux au début des années 20. À cet endroit se dresse un bâtiment industriel, sans âme et sans fenêtres : le bâtiment P4. Là où résonnaient les vocalises de la soprano espagnole on fabrique dorénavant des voitures.

L’atelier P4 ne durera pas très longtemps car en 1928 il faut fabriquer, à l’extrémité de l’avenue Émile Zola, le pont Daydé qui permettra à Louis Renault de construire son usine ultra moderne sur l’Ile Seguin.
Aujourd’hui, si on devait localiser la villa Morel, on la situerait approximativement à l’emplacement de la rampe d’accès au pont bleu, côté Billancourt.

Avec la villa Mauresque, sa voisine, la villa Morel est probablement la dernière villa disparue au cœur du trapèze. Elle témoignait, peut-être plus qu’aucune autre, de l’image de lieu de villégiature que représentait le Village de Billancourt au XIXème siècle. Chaque parisien fortuné pouvait y faire construire son « château en Espagne », à la sortie de Paris.
Les villas disparues de Billancourt:
Villa 10 rue Solferino | Villas de la famille Renault |
Villa Aussillous | Maison Bican |
Villa Boitelle | Villa Bottin |
Villa Caprice | Villa Casteja |
Villa Damiens | Maison de Tavernier |
Maison du prince Polonais | Villa Flora |
Villa Fountaine | Villa Mauresque |
Villa Marti – Morel | Villa Nousillet-Clinch |
Villa Rozier | Villa Toucy |
Ferme de Billancourt | Propriété de lady Hunlocke |

Eblouissante enquête. Comme d’habitude !
Raymond Jian
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