La visite de 1782 à la ferme de Billancourt

Nous sommes le mercredi 10 avril 1782. Le soleil s’est levé. Maître Pierre-Alexandre Danjan*, architecte expert juré du roi, part à cheval de la rue de la Verrerie à Paris, où sont ses bureaux. Il est accompagné par son confrère, maître Pierre Taboureur*. Les deux cavaliers sortent de Paris et longent la rive droite de la Seine. Arrivés au village d’Auteuil ils se rendent au hameau du Point du Jour, d’où ils empruntent le chemin qui mène à la ferme de Billancourt. Après une demi-lieue (1,8 km) à travers pâtures et champs (sur la future rue du Point du Jour), ils parviennent à leur destination.

La ferme de Billancourt se présente sur la gauche en une succession de bâtiments alignés sur une centaine de mètres de long.

Le concierge Desjardins** qui les attendait les salue. Danjan et Taboureur descendent de cheval et lui confient les rênes. Desjardins guide les deux chevaux dans une petite écurie située sur la droite après la porte. Puis il informe les architectes que le sieur Jean-Pierre Joantho Dujeant**, propriétaire des lieux, n’est pas présent à la ferme aujourd’hui. Mais il leur laisse tout loisir d’aller où bon leur semble pour accomplir leur tâche.

Danjan et Taboureur sont en effet les architectes mandatés par l’abbé de Saint-Victor, pour effectuer une visite complète de la ferme de Billancourt et de ses dépendances. L’abbaye de Saint Victor, propriétaire historique de la ferme depuis le XIIème siècle, n’est pourtant plus propriétaire depuis 1772 mais en garde une hypothèque et continue à percevoir des redevances. Un acte du 11 mars 1772 délaissait la ferme à titre de fief à un autre propriétaire, le sieur de Claëssen**. En contrepartie de ce délaissement, ce nouveau propriétaire s’engageait à maintenir tous les bâtiments de la ferme monastique en état, mis à neuf ou réparés et entretenus pour assurer ainsi la sûreté de l’hypothèque de l’abbé. Danjan et Taboureur sont donc là pour évaluer l’état de la ferme et vérifier qu’elle satisfait toujours aux clauses de l’acte du 11 mars 1772. Ils sont en cela assistés par un greffier des bâtiments qui les a rejoints.

Le greffier sort son écritoire portatif et s’apprête à noter sous la dictée de Danjan et Taboureur. La journée précédente avait été consacrée à la visite du logis, c’est aujourd’hui celle des communs.

« Ledit jour mercredy dix avril mil sept cent quatre vingt deux, nous architectes experts nous sommes, avec ledit maître Bouillerot, greffier, transportés audit fief et lieu de Billancourt ci-dessus désigné et y étant en l’absence des parties, nous continuons de rendre compte de ce qui résulte de nos visites… »

Une fois passé le petit appentis à gauche de l’entrée, qui abrite le poulailler, Danjan et Taboureur s’arrêtent au milieu de la grande cour. Elle est pavée de grès, longue d’une cinquantaine de mètres et close de murs.

Sur ce porche est bâti un grand colombier auquel on peut accéder sur la gauche à l’aide d’une haute échelle. Posséder un colombier était, jusqu’à la révolution, un droit réglementé, réservé aux seigneurs, haut justiciers ou féodaux. La toiture en tuile et à chéneaux culmine à près de 15 mètres. Les deux pignons sont supportés par trois puissants contreforts. La grange a, pour toute ouverture, deux petites fenêtres hautes sur les pignons qui en assurent l’aération et l’éclairage. L’intérieur comporte sept travées, une haute charpente de bois et une aire de battage, devant la porte. C’est un seul et unique espace de 24 mètres sur 16, sans plafond. Il sert au stockage des récoltes et du fourrage; le grain, lui, est entreposé dans les nombreux greniers de la ferme.

La grande charpente est auscultée : arbalétriers, chevrons, entraits, poinçons, panne faîtière, contre-fiches sont évalués. Un détail inquiète : la grande panne sablière côté cour est brisée, il faudra la remplacer par une poutre de même force.

Adossés à la grange se trouvent deux appentis simples avec une auge et une mangeoire pour les porcs.

Elle est subdivisée en quatre travées couvertes de roseau et d’une travée fermée servant à l’entreposage et la réparation du matériel.

On y trouve un puits à deux perches, en moellons, curieusement situé entre les deux cours. Au coin opposé, loin des habitations, a été édifié le cabinet d’aisance (de toilettes) couvert de tuiles et accessible depuis la cour du logis. Une porte de bois blanc, cintrée de pierre, donne accès au grand jardin tandis que trois acacias diffusent leur ombre sur la cour.

C’est un grand corps de ferme, sans ornement, à l’usage des employés, à cinq travées et deux étages avec grenier et toiture en tuiles. Le comptes-rendus de visite de 1778 avaient noté à cet endroit une « bâtisse en fort mauvais état et à moitié en ruine ». Ce bâtiment, refait entièrement à neuf, comporte 11 pièces et une écurie. Danjan et Taboureur notent qu’il a un étage de plus que l’ancien et qu’il entraîne donc d’un amélioration de la valeur du domaine.

Les deux architectes experts visitent chaque pièce et notent scrupuleusement leurs observations. Ils décrivent les sols et plafonds, les ouvertures. Ils notent l’état des murs, solives, serrures, escaliers, cheminées et croisées, pièce par pièce et étage par étage. Rien n’est négligé. Les véhicules, meubles et ustensiles sont ignorés ; le mobilier n’entrant pas dans l’évaluation.

Charles Guitelle**, nourrisseur de bestiaux, les accueille maintenant pour la visite des bâtiments d’élevage.

La grande bâtisse comprend quatre espaces de 1 travée, puis 2, puis 2 autres, et enfin 4. L’accès se fait par la cour, sauf la petite écurie à gauche qui a également une porte sur le chemin. 7 travées sont dédiées aux chevaux et le reste au bétail. Dix ans auparavant, les comptes-rendus de visite décrivaient davantage de vacheries (étables) et vingt ans auparavant, dans le rapport de 1762, l’espace était majoritairement occupé par des bergeries. Les moutons ont maintenant complètement disparu. La toiture en tuile abrite, sur toute la longueur, des greniers éclairés par des lucarnes jacobines accessibles par une échelle. Des piliers butants soutiennent les murs de moellons, sur la cour et sur le chemin.

Danjan et Taboureur notent les réparations à prévoir, les poutres à remplacer les sols à reprendre, les lambris à refaire, les ouvertures à réparer. C’est une multitude de petits et grands travaux nécessaires qui noircissent les pages de Bouillerot.

Les architectes traversent maintenant la grange par l’intérieur et débouchent dans l’arrière-cour.

Là où il y avait une porcherie en mauvais état, on y trouve maintenant un potager de gros légumes et quelques figuiers. Au fond de la cour, le long du chemin, l’ancien poulailler de 1778, de mauvaise facture a laissé la place à une petite maison neuve de trois pièces en appentis, surmontée d’un grenier et d’une lucarne. Le logement est à l’usage du jardinier. Les experts notent là encore une amélioration notable pour la ferme. Une porte dans le mur d’enceinte, à droite, donne accès aux prés.

C’est la fin de la journée, la visite des communs est terminée. Taboureur et Bouillerot remisent les rapports et leur écritoire. Les trois hommes passent saluer le concierge Desjardins et lui donnent rendez-vous pour le lendemain. Il leur restera à faire la visite des jardins et des 300 arpents (100 ha) de dépendances. Ils reprennent leur monture puis regagnent Paris avant la tombée de la nuit.

Dans leurs conclusions, quelques jours plus tard, Danjan et Taboureur rapporteront à maître Pernot-Duplessis, représentant de l’abbé de Saint Victor, un avis nuancé :

« … Nous, Taboureur, après nous être résumé sur tout ce que nous avons vu et constaté ci-dessus unanimement avec notre confrère, notre avis est que si le dit Joantho ne s’est pas exactement et scrupuleusement conformé lors de la reconstruction et réparation des bâtiments de la terre de Billancourt à l’état stipulé du 11 mars 1772, on ne peut se refuser à observer que le dit Sieur de Joantho a dirigé ces constructions et réparations en bon père de famille… On remarque que le parti qu’il a pris dans la reconstruction de ce qui est fait à neuf, annonce l’intention d’améliorer ces bâtiments. »

Si nous savons aujourd’hui à quoi ressemble la ferme de Billancourt c’est grâce à ces précieuses pages de 1782, mais aussi grâce à la visite de 1762 par Danjan (encore lui) et Lecoeur, et celle de 1773 laissée par Pruneau de Montlouis et Lubault de Laneuville.

*Pierre-Alexandre Danjan est expert juré du roi depuis 1751, il habite rue du Cloître Saint Benoit à Paris. Pierre Taboureur est expert juré du roi depuis 1765, il habite rue de Savoie.

**Les noms de ces personnages sont ceux de personnes ayant réellement habité ou travaillé à la ferme à cette époque.

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