Les mésaventures du pont de Billancourt

Durant plusieurs siècles, Billancourt est resté coupé de la rive gauche de la Seine. Puis, en 1684, est ouvert le vieux pont de Sèvres, pour permettre au roi Louis XIV et à sa cour de faire les allers-retours entre Paris et Versailles. Le plan de Roussel de 1731 nous révèle qu’aucun pont ne permet de traverser le fleuve entre le pont de Sèvres et le pont Royal, face au Louvre. C’est une portion de fleuve longue de 10 kilomètres ! Les traversées étaient rares et difficiles.

Sur le plan de 1834 établi par Casimir de Gourcuff pour faire la promotion de son « village de Billancourt », nous avons découvert un projet de pont partant de l’extrémité de la rue de Meudon actuelle et joignant l’ile Saint-Germain. Mais ce projet semble davantage être un argument de vente qu’un vrai projet et n’aboutira pas.

Il faut attendre le milieu du XIXe siècle et l’annexion de Billancourt par Boulogne en 1860, pour qu’enfin on se préoccupe de relier les deux rives. Ca tombe bien, les promoteurs Bonnard et son gendre Naud ont du terrain à vendre à Billancourt et à Issy. Il s’agit aussi de joindre Clamart et Meudon à Boulogne, Auteuil et Passy, en traçant un nouvel axe. Cet axe est aujourd’hui le boulevard Jean-Jaurès.

Le Préfet Haussmann encourage la construction du pont par des subventions qu’il demande au Département, et aux communes voisines. L’ingénieur Legrand, réalisateur du projet, complète les ressources par un emprunt dont il est autorisé à se rembourser par une taxe de péage.

Le premier pont de Billancourt ne dure que huit années.

Le magazine « l’Illustration » nous offre les premières images de ce tout nouveau pont dans un numéro de 1862. Il s’agit en réalité d’un double pont, puisqu’il s’appuie sur l’ile Saint Germain,

On y lit que le tablier est en métal de 400 tonnes est fabriqué par la maison Joly à Argenteuil. Il est assemblé sur les rives et posé sur des piles en maçonnerie. Le petit bras reçoit un pont avec une seule pile, tandis que celui côté Billancourt s’appuie sur deux piles.

L’exposition universelle de 1867 doit se tenir à Paris. Le site choisi est le Champ de Mars mais, faute de place, on décide que la partie agricole de l’exposition se tiendra sur l’ile Saint-Germain, appelée à l’époque « ile de Billancourt ». Elle est largement inhabitée et désormais accessible à pied sec. On lit au passage qu’un pont est envisagé entre l’île Saint-Germain et l’île Seguin, mais il ne se fera pas.

L’événement se tient dans la moitié amont de l’île, sur vingt hectares. De nombreux pavillons y sont construits. On y présente le savoir-faire français en matière de machines agricoles et de nouvelles méthodes d’élevage. Les animaux de la ferme enchantent les curieux. On y trouve un grand restaurant, des expositions d’apiculture, d’arboriculture ou de viticulture.

L’exposition est un grand succès et plus de neuf millions de visiteurs s’y pressent d’avril à août 1867.

Après l’expo, les bâtiments de l’île sont récupérés par l’intendance militaire pour préparer des lits et des conserves pour les soldats. L’actuel bâtiment du poney-club est un vestige de cette époque.

L’armée française fait sauter le pont

Pendant ce temps, l’arrivée possible d’un prince prussien sur le trône d’Espagne crée des tensions en France. L’affaire de la dépêche d’Ems, rédigée par Bismark, met le feu aux poudres et la France déclare la guerre à l’Allemagne en juillet 1870.

Napoléon III est rapidement défait à Sedan et fait prisonnier. Les prussiens foncent vers Paris et s’apprêtent à en faire le siège. Billancourt est pris en tenaille entre les prussiens basés à Saint-Cloud et l’enceinte de Thiers, fermée à double tour. L’état-major français donne l’ordre de couper les ponts sur la Seine pour ralentir l’avancée ennemie. C’est ainsi que le tout nouveau pont de Billancourt est détruit. Il n’aura duré que huit ans.

Les images les plus saisissantes que nous ayons trouvées, nous les devons à Hippolyte Blancard, un photographe qui a largement couvert ces événements à Paris. Nous lui avions consacré un article, souvenez-vous. Ces clichés exceptionnels du pont datent de l’hiver 1871, juste après la capitulation.

L’impression de désolation est totale. Les militaires ont fait abattre la plupart des arbres pour la défense. Ajoutons à cela l’hiver, les bombardements récents et l’abandon de la zone par la quasi-totalité de ses habitants. C’est une atmosphère de fin du monde.

Une berge de Billancourt méconnaissable

Les photos de Blancard nous révèlent, en passant, que le voisinage du pont, côté Billancourt, était quasiment désert ! On y voit une sorte de portique et une cabane, et, plus loin, quelques maisons et un hôtel-restaurant en aval. Le boulevard de Strasbourg (futur boulevard Jean-Jaurès) ne traverse que des prés. Bien malin qui reconnaîtra là les abords du pont actuel avec ses immeubles, son rond-point, son café et sa station-service !

Seule la présence, sur la photo, des coteaux de Saint-Cloud, du Mont Valérien et de la flèche de l’église de Boulogne au loin nous permettent de nous orienter. Les avez-vous repérés ?

La reconstruction

La paix revenant, la zone reverdit. Le pont est reconstruit rapidement et quasiment à l’identique. Il devient de plus en plus fréquenté à mesure que le quartier se construit. Le péage est supprimé en 1880 et le département dédommage Legrand.

Les abords voient l’installation de restaurants et de guinguettes comme le « café des Amateurs » (aujourd’hui « Côté Seine »), « À la belle meunière » ou le « Moulin Rose« . Les lignes de tramway n°23 et 32 traversent le pont entre Boulogne et Issy.

À l’entrée, un bureau d’octroi collecte les taxes sur les marchandises. Les navettes des Bateaux Parisiens passent sous le pont à longueur de journée pour transporter les promeneurs du dimanche de Paris à Meudon ou au-delà. Les pêcheurs se retrouvent sur ses berges après le travail.

Le pont de Billancourt apparaît sur de très nombreuses cartes postales du début du XXe siècle. Nous vous proposons les plus belles:

L’atmosphère bucolique des environs attire les peintres, comme Albert Marquet ou Alexandre Altmann, qui posent leur chevalet sur les rives herbeuses, à l’ombre des arbres.

Le pont actuel

À la fin du XXe siècle, le pont ne satisfait plus aux exigences. Il est trop bas, trop étroit et les deux piles gênent la circulation fluviale. Il est temps d’en changer.

Vers 1990, le nouveau pont, à structure dite « en poutre », est construit d’une seule travée (ou presque). Les têtes de pont sont rehaussées pour faciliter la circulation automobile par-dessous. On lui offre une sculpture baptisée « voilures », en acier inoxydable et en forme de voiles de bateau, d’une hauteur de 18 mètres. Elle est réalisée en 1994 par l’architecte Daniel Badani et le sculpteur Pierre Sabatier.

En 2011 il accueillait un trafic journalier de plus de 18 000 véhicules par jour…et de nombreux promeneurs se rendant au parc de l’île Saint-Germain durant le week-end.

Qui imaginerait aujourd’hui l’atmosphère de destruction qu’il y avait là en 1871 ?

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