La rue du Point du Jour est-elle la plus ancienne rue de Billancourt ?

Dans une ville, savez-vous à quoi on reconnait une rue ancienne?  Elle n’est pas droite.

C’est le cas de la rue Jean-Baptiste Clément, par exemple, de la rue de Sèvres ou de la rue du Point du Jour. Ces rues ont d’abord été de simples chemins serpentant à travers la campagne, depuis des temps immémoriaux. Imaginez qu’à l’époque les grands axes actuels n’existaient pas, comme la route de la Reine (1786), l’avenue Edouard Vaillant/général Leclerc (1822) ou le boulevard Jean-Jaurès (1869).

La plus ancienne rue de Billancourt.

Il est probable que la rue du Point du Jour remonte à la création de la ferme de Billancourt au XIIe siècle, ce qui en fait la rue la plus ancienne de Billancourt*. C’était le chemin par lequel on pouvait y accéder depuis Paris, via le village d’Auteuil. Il est bien difficile d’être affirmatif car on ne dispose pas de plan détaillé avant le XVIIIe siècle. Il n’était probablement emprunté que par les riverains, la boucle de la Seine étant alors un cul-de-sac, sans pont. On y acheminait probablement les produits de la ferme pour les vendre à Paris.

Au delà de la ferme, le chemin continuait jusqu’à la Seine devant Sèvres où un bac permettait de traverser le fleuve.

L’ouverture à la circulation en 1684 du vieux pont de Sèvres, construit par Louis XIV pour desservir Versailles et acheminer la cour, amène la création d’un « nouveau chemin » (future rue du Vieux Pont de Sèvres), plus large et plus direct. Ces deux chemins sont clairement visibles sur le plan de Roussel ci-dessus. Si l’ancien chemin reste peu fréquenté, le nouveau chemin devient une des principales artères du royaume.

Pourquoi « Point du Jour » ?

Voilà un bien joli nom. Le point du jour est une expression qui désignait l’aurore, juste avant le lever du soleil. Aujourd’hui on dirait plutôt la « pointe du jour. » Ce nom est celui d’un lieu-dit du village d’Auteuil, au bord de la Seine, d’où partait le chemin.  C’était peut-être un lieu de rendez-vous de chasseurs partant à l’aube chasser dans la plaine de Billancourt.

D’abord simple carrefour près de la Seine, où on trouvait une glacière, au XVIIIe siècle, ce lieu-dit devient un hameau où convergent la route de Versailles, la rue du Vieux Pont de Sèvres et la Route de la Reine. Ses quais, au XIXe siècle, deviendront un lieu de divertissement apprécié des parisiens.

Auteuil et le Point du Jour 1731 Plan de Roussel
Auteuil et le Point du Jour 1731 Plan de Roussel

Si nous avions à localiser ce carrefour aujourd’hui, il faudrait l’imaginer niveau du marché de l’avenue de Versailles, près de la porte de Saint-Cloud. Un marché baptisé justement « marché Point du Jour ».

À propos du Point du Jour, l’historien Penel-Beaufin nous livre en 1905, une étrange histoire :

« Sous le règne d’Henri III (roi de 1574 à 1589) vivait au Point du Jour un vieux gentilhomme appelé Egiiius (Gilles) Cressère, qui s’occupait fort d’agriculture. Il avait à son service une bonne et robuste servante appelée Gritte (Marguerite) . Le jour de la fête de St-Cloud arriva Le déjeuner fini, elle se disposait à aller se divertir à la fête, lorsque tout à coup Egidius Cressère, entrant à la cuisine, lui dit qu’ il fallait qu’elle allât immédiatement disperser des tas d’engrais. Malgré tout le désir de se rendre à la  fête, Gritte obéit aussitôt. « 

Or, tandis qu’elle était occupée à étendre son fumier, un passant, dans un accoutrement singulier, à la mine grotesque et à la démarche excentrique, s’arrêta devant elle, et, pour lui permettre de prendre part aux réjouissances de la fête, il lui proposa de l’aider en lui promettant de finir en une heure une besogne qui lui aurait pris toute la journée. Il lui posa pourtant une condition : « Je ne vous demande », dit-il, « pour mon salaire, que la première botte, que vous lierez demain matin à votre réveil ».

Le marché accepté et le travail fini, le jeune inconnu disparut, et la joyeuse servante se rendit en toute hâte à  la fête. »

Son maître, qui l’aperçoit, croyant qu’elle n’a pas terminé son ouvrage, l’appelle et se met en colère ; mais devant les franches explications de sa fidèle servante, il se calme ; puis, réfléchissant sur la rapidité avec laquelle la besogne a été faite : « C’est au diable », dit- il, « ô ma fille ! que nous avons affaire ». Vite, on va trouver le curé de Boulogne. L’homme de Dieu est entièrement de cet avis : « Vous l’avez échappé belle », dit-il à la servante, « mais soyez tranquille, vous en serez quitte pour la peur. Gardez-vous demain matin  en vous levant, de serrer le cordon de votre jupe, ou votre bonnet, ou vos jarretières, car vous seriez vous-même la botte qui lui appartiendrait, et vous seriez éternellement damnée ; contentez-vous simplement de lier une botte de paille et de la jeter à votre dangereux visiteur ». C’est ce qu’elle fit. « 

Le lendemain, s’étant rendue à la grange, elle vit entrer derrière elle son auxiliaire de la veille ; elle lia en silence une botte de paille et la jeta au démon, qui, trompé dans son attente, grinça les dents de rage et s’enfuit en poussant des hurlements sinistres.

Les transformations de Casimir de Gourcuff

En 1825, tout change lorsque Casimir de Gourcuff,  et sa société Gourcuff et Cie, achète tout le domaine de la ferme. Il ambitionne de sortir Billancourt de l’ère agricole et créer un lotissement résidentiel pour parisiens aisés : le nouveau Village de Billancourt.

Pour ce faire, il trace le réseau de rues qu’on connait aujourd’hui autour de la future place Jules Guesde. Les futures rues Nationale, de Meudon, d’Issy, l’avenue Emile Zola voient alors le jour.

Auguste Casimir Marie comte de Gourcuff_1780-1866 par François Gerard.

Le tracé de la rue du Point du jour est modifié : Elle rejoint maintenant place puis se poursuit au-delà jusqu’à la rue de l’Ile (en vert).  La partie du chemin vers Sèvres, elle, est préservée et est baptisée « rue de Sèvres ».

Gourcuff propose au maire d’Auteuil l’échange de son réseau de rues contre le chemin qui passe devant la ferme, qu’il compte supprimer, sans doute pour préserver sa tranquillité car il y réside. Il ajoute une somme de 750 francs. Suite à une enquête de 1833, sept propriétaires s’opposent à l’échange. Gourcuff doit proposer 1000 francs, puis 2000 francs et un terrain sur la place Bir-Hakeim actuelle sur lequel il s’engage à construire à ses frais une chapelle (la future église). Le même jour, le conseil d’Auteuil approuve la donation et exprime même sa reconnaissance. Il faut attendre l’avis du préfet et l’approbation du roi pour qu’enfin, en 1836,  la convention définitive soit signée avec  le maire d’Auteuil : Jean-François Auvillain.

Entre 1841 et 1930 environ, la voie traverse les fortifications de Paris par la porte dite du Point-du-Jour. C’est par là que l’armée des « versaillais » entrera dans Paris en 1871 pour réprimer l’insurrection de la Commune. Voir « Billancourt dans l’année terrible 1870 1871« .

Des rues « en double« 

En 1860, Billancourt est annexé à Boulogne qui, de ce fait, se trouve à la tête de plusieurs rues portant le même nom. Le 15 janvier 1865, le conseil municipal décide de rebaptiser la rue de Sèvres billancourtoise en « rue du Hameau » parce qu’elle dessert le charmant quartier dit du Hameau Fleuri, qui se prolongeait jusqu’à la Seine.

De même, la partie historique du chemin qui sort de Paris et qu’on appelle alors « rue de Billancourt » ou « chemin de Billancourt » fait doublon avec la rue de Billancourt actuelle. On lui donne son nom définitif de « rue du Point du Jour ». Quant à la partie parisienne du chemin, elle deviendra les rues Claude Terrasse et Marcel Doret.

Vers 1875, la rue du Point du Jour, qui n’a guère que 4 à 5 mètres de largeur à sa jonction avec le boulevard Jean-Jaurès, est élargie.

Renault ferme une partie de la rue

A la fin du XIXe siècle, la partie (aujourd’hui disparue) entre la place Nationale (Jules Guesde) et la rue de l’Ile est une voie privée. Elle est aménagée par un syndicat de propriétaires que dirigent Gustave Sandoz, un joailler parisien, et Toussain Damiens, un huissier. Le maire Liot accepte en 1891 de donner le nom de Gustave Sandoz à cette partie de la rue, mais son successeur fait enlever les plaques.  Le conseil municipal décide de classer la rue le 30 mai 1905 et lui rend le nom de Gustave Sandoz.

D’autres propriétaires du quartier, les frères Renault, créent dans cette rue du Point du Jour / Gustave Sandoz la première usine Renault Frères en 1899. L’adresse oscille entre le 139 rue du Point du Jour et le 15 rue Gustave Sandoz au gré des changements de nom.

Lors de la première Guerre Mondiale, Renault qui est un fournisseur d’armement important s’agrandit très vite en achetant l’une après l’autre toutes les propriétés du quartier. Il occupe quasiment tout le trapèze. Pour faciliter les allées et venues entre les ateliers et assurer la sécurité de l’usine, il décide, d’autorité, de fermer les rues qui la traversent, déclenchant l’affaire dites des « Rues Renault ». Voir notre article « Le jour où Louis Renault ferma le trapèze« . La rue Gustave Sandoz (ex-point du Jour) et la rue du Hameau sont ainsi fermées à la circulation.

Elles ne seront jamais rouvertes et la rue du Point du Jour s’arrêtera à jamais place Nationale (Jules Guesde).

L’urbanisation

La partie de la rue entre le boulevard Jean Jaurès et Paris est très peu habitée jusqu’à la moitié du XIXe siècle, voire insalubre par endroits. Elle s’industrialise et s’urbanise fortement durant le XXe siècle, avec notamment l’installation de l’émaillerie du Coq Gaulois (n°91 à 95), sur les lieux de l’école Ferdinand Buisson, ou des usines du constructeur de moteurs Salmson (n°102), sur les lieux où a été construite la résidence dite « Pouillon ».

Le percement de l’avenue des Moulineaux (Pierre Grenier 1868) puis du boulevard de la république (1910), ampute la rue du Point du jour d’une centaine de mètres au niveau du cimetière. Elle semble alors coupée en deux. En 1925, Paris annexe l’extrémité de la rue, alors zone militaire, on y tracera le périphérique.

En consultant l’annuaire « Paris-Adresses » de 1932, on dénombre pas moins de 20 cafés, restaurants ou marchands de vin parmi les 65 commerçants, artisans ou industriels que compte la rue.

Durant la première guerre mondiale, Renault y installe un dispensaire, sa coopérative et des baraquements pour des ouvriers chinois (n°117). La rue du Point du Jour est la seule de Boulogne-Billancourt qui compte deux églises : la petite église orthodoxe Saint Nicolas (n°132bis), bâtie en 1927 grâce aux dons des paroissiens russes réfugiés, et la chapelle Saint-Pierre (n°59), bâtie dans les années 1970. La municipalité y construira aussi deux écoles : l’école Ferdinand Buisson (n°85) et l’école des Papillons (n°113).

Le dernier témoin

Au XIIe siècle, le chemin de Billancourt historique faisait près de trois kilomètres de long, jusqu’au bac de Sèvres. Aujourd’hui, la rue du Point du Jour, coupée côté Paris par le périphérique et côté place Jules Guesde par l’ancienne l’usine Renault, ne fait plus qu’un kilomètre et 300 mètres.

La prochaine fois que vous l’emprunterez, songez qu’elle est le seul témoin du passé médiéval de Billancourt, à une époque où il n’y avait là que des champs.


* La petite rue de la Ferme, prolongement de la rue de Billancourt, peut lui contester ce titre. Mais les communications avec Boulogne étant à l’époque plus rares que celles avec Paris, ce chemin devait être bien peu emprunté.

L’histoire des rues de Boulogne-Billancourt a magnifiquement été racontée  par l’historien Couratier, de la Société Historique de Boulogne Billancourt, dans son ouvrage « Les rues de Boulogne-Billancourt » daté de 1962. Les amateurs d’histoire locale l’appellent « le Couratier », il continuera à faire autorité encore longtemps. Nous lui avons emprunté une partie de la matière de cet article.

A voir également, l’expo virtuelle « Les rues de Billancourt » réalisée par le service des archives municipales.

2 Replies to “La rue du Point du Jour est-elle la plus ancienne rue de Billancourt ?”

  1. Comme d’habitude un incroyable retour vers le passé. Merci. Quand je suis rentré chez Renault en 1975, les « anciens » parlaient encore de l’avenue Emile Zola de la partie dans l’usine et de la rue du Hameau. J’en profite pour vous raconter une anecdote. En 1975, j’ai rencontré un employé de 65 ans qui allaient prendre sa retraite après 50 ans de Renault. Oui 50 ans !! Il était rentré en 1925 comme ascensoriste de l’ascenseur de Louis Renault au batiment X batit en 1919. J’ai donc connu quelques jours une personne qui avait travaillé avec Louis Renault.

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