La deuxième ferme de Billancourt

En mai 2020, le Village publiait un article au titre un brin racoleur : «  La mystérieuse propriété de la rue du Point du Jour », sur les n°117 et 119 actuels. Après trois années d’enquête, voilà que nous sommes en mesure de tout clarifier. Oui, il y a bien eu une deuxième grande ferme sur le domaine de Billancourt, au début du XIXème siècle, et on pense savoir pourquoi.

La mystérieuse propriété

Tout est parti d’un constat : sur un plan de 1834 établi par Casimir de Gourcuff dans l’objectif de promouvoir son « Village de Billancourt », apparaissent les premières propriétés qu’il a réussi à vendre. Elle apparaissent surtout le long de la rue du Vieux Pont de Sèvres, loin des crues de la Seine.

Sauf une, ici entourée de rouge.

Nous avions remarqué cette grande propriété isolée qui comprend un long bâtiment le long de la rue du Point du Jour, avec un parc de plus de deux hectares. Le terrain est le quasi symétrique de la ferme de Billancourt par rapport à la place Jules Guesde. Les bâtiments ont d’ailleurs une taille comparable. Si on en croit le cartographe, on peut même distinguer ce qui semble être un jardin à l’anglaise et un jardin à la française. Le tout est situé au milieu des champs et des prés.

Les plans cadastraux ultérieurs vont confirmer la présence d’un ensemble de bâtiments avec deux cours intérieures.

Qui a construit ce grand édifice et aménagé ce terrain ? Et pourquoi ?

La ferme Delaguepierre, l’agent de Casimir de Gourcuff.

En octobre 1832, un certain Jean-Baptiste Braconnot, chirurgien-dentiste, résidant place des Victoires à Paris, acquiert avec son épouse, un premier terrain auprès de Casimir de Gourcuff. Cette acquisition est complétée, deux ans plus tard, par une autre, mais cette fois-ci l’achat a été réalisé par un nommé Jacques Benjamin Delaguepierre, pour le compte de Braconnot, par déclaration de command.

Et ce nom « Delaguepierre » ne nous est pas inconnu. Il figurait en 1826 dans le document promotionnel du « Nouveau Village de Billancourt » présenté comme contact et agent de la société « Gourcuff et Cie ». On le retrouve en 1839 comme détenteur d’un bail agricole conclu avec Gourcuff pour l’exploitation des 32 hectares du domaine de Billancourt. En creusant un peu nous trouvons qu’il est également le beau-père de Braconnot, (marié en 1825 à sa fille Madeleine). Pour nous, ce Jacques Benjamin Delaguepierre a joué les intermédiaires immobiliers pour sa fille et son gendre.

Une troisième et dernière acquisition de 6 400 m² a lieu en avril 1835, ce qui porte la surface totale de la propriété à près de deux hectares.

Jacques Benjamin Delaguepierre (ou « de la Guépière » ou « de Laguépière », selon les sources) est né à Rouen en 1780. Il a vécu à Tonnerre, dans l’Yonne, où il a épousé Madeleine Carteron. Il y était receveur particulier. Leur fille Madeleine (ou Marie Aline ? ou Adeline ?) y est née en 1804. Il monte à Paris entre 1819 et 1825. Nous ne savons pas ce qui l’a amené à travailler à Billancourt avec Gourcuff.

Nous ignorons si Jean-Baptiste et Madeleine Braconnot y ont résidé. On ne trouve aucune mention de leur nom dans les archives de Boulogne-Billancourt. Si Braconnot acquiert, par ailleurs, d’autres terrains à Billancourt, il semble que toutes ses acquisitions sont plutôt des placements.

En fait, il est plus probable que la mystérieuse propriété soit habitée par Jacques Benjamin Delaguepierre lui-même. Pourquoi ? D’une part nous savons que Delaguepierre, contact pour le lotissement Gourcuff, donne rendez-vous aux futurs clients « à la ferme de la rue du Point du Jour». Cette ferme n’est pas la ferme de Billancourt, selon nous, mais bien notre deuxième ferme. D’autre part des actes ultérieurs mentionneront la propriété comme étant la « ferme de la Guépierre » et non la « ferme Braconnot ». Enfin, une créance de 1848 cite clairement Delaguepierre comme résident à Billancourt.

Curieusement, le cadastre de 1842 ne mentionne pas « Braconnot » mais « de Laguepierre » comme propriétaire de ces parcelles. Sans doute une confusion entre résident et propriétaire.

Bref, nous baptiserons cette ferme la « Ferme Delaguepierre ».

Pourquoi une deuxième ferme à Billancourt ?

En cette moitié de XIXème siècle, la ferme médiévale de Billancourt devient rapidement la résidence secondaire de Casimir de Gourcuff. Les cadastres le montrent bien : les bâtiments des communs disparaissent les uns après les autres et, en 1860, la grange n’existe déjà plus. Or Delaguepierre, d’après son bail agricole de 1839 conclu avec Gourcuff, doit exploiter les 32 hectares du domaine, il lui faut donc une ferme à lui. Je ne crois pas qu’il faille chercher plus loin les raisons de cette deuxième ferme.

Vente au Comptoir de Crédit

En 1856, Braconnot vend, pour 120 000 francs, ce qu’il nomme la « ferme Delaguepierre » au Comptoir Central de Crédit, dirigé par Victor Bonnard. L’accès principal est alors au 119-121. Victor Bonnard n’est pas un inconnu, l’année précédente il avait acheté à Gourcuff le reste des terrains du domaine de Billancourt dans le but de les revendre (ces mêmes terrains agricoles qu’exploitait Delaguepierre). Le Comptoir Central de Crédit qu’il dirige, va se montrer plus efficace que Gourcuff dans la promotion immobilière.

Dans ce plan, la rue Yves Kermen s’appelle « rue Traversière », elle ne continuait pas jusqu’au pont mais obliquait vers la rue traversière actuelle. Le passage Deschandelliers actuel prend le nom étrange de « Chemin de souffrance ».

Et Benjamin Delaguepierre ? Il est décédé en 1853 à Paris. On sait qu’il a fini directeur de l’Alliance, une compagnie d’assurance contre l’incendie (une des sociétés de l’assureur Casimir de Gourcuff ?).

Arrivée de la veuve Heinrich, et percement de la rue Heinrich

Il faudra attendre onze années pour trouver un nouveau propriétaire à la ferme. Louise Françoise Godfrin, que nous appellerons la « veuve Heinrich » acquiert la ferme le 6 août 1867 auprès de la société Naud et Cie2. Elle a trente huit ans et réside rue des deux écus à Paris. Mariée à 16 ans, elle est tout juste veuve avec trois grands enfants à charge. Son mari, Jacques Louis Philippe Heinrich, négociant en draps, est décédé un mois plus tôt, à l’âge 46 ans.

L’acte de vente précise que la propriété fait 20 402 mètres carrés et qu’elle est constituée, côté rue du Point du Jour, de « diverses constructions et un terrain clos de murs » et, côté rue de Saint Cloud (Yves Kermen), d’un « petit terrain triangulaire hors des murs ». La vente est conclue pour 190 000 francs.

Jointe à l’acte de vente figure une convention par laquelle la veuve Heinrich s’engage, dans les deux ans, à « ouvrir une rue sur la propriété dite ferme de la Guepierre ». Le document précise que la voie doit faire « 12 mètres de large et de 7,5 mètres pour la chaussée macadamisée« . L’entretien doit rester à sa charge. La rue sera percée entre la rue de Saint-Cloud (Yves Kermen) et le boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès). Le nom étant au choix de l’acquéreur, elle est tout naturellement baptisée « rue Heinrich ». Mal entretenue, cette rue privée sera finalement donnée par les riverains à la commune en 1913. Elle existe encore aujourd’hui.

La veuve Heinrich se remarie en 1870 avec Jean-Jacques Loiseau, rentier et veuf également.

La propriété est clairement découpée en deux parties. La plus grande partie, au 117 rue du Point du Jour, est résidentielle et comprend une maison de maître avec un grand parc de plus d’un hectare. C’est là que vit le couple Loiseau comme l’attestent les recensements de 1891 à 1896 (mais leur présence est y attestée au moins depuis 1882). Ses enfants1 ne semblent pas vivre avec leur mère, ou pas longtemps car ils se marient entre 1868 et 1877. Les Loiseau sont entourés de domestiques, Adèle Crié et Clémentine Gauteur, et d’un jardinier, Marius Pluyette.

C’est aux 119 qu’on retrouve des activités agricoles. On y recense des nourrisseurs (producteurs de lait). Le plus ancien que nous ayons identifié est Charles Rickenbacher, qui y fait faillite en 1882. Puis nous trouvons Laurent Malherbe, selon les recensements de 1891, avec sa famille et quatre employés, puis, en 1896, Auguste Vanpéene, son épouse, ses huit enfants et quatre employés également et enfin, entre 1901 et 1910, la famille Blaise (Célestin puis Mélanie). La ferme Delaguepierre est donc restée une ferme, jusqu’en 1910, au moins. D’ailleurs, sur une photo du début du XXème siècle, on y distingue clairement un panneau « ferme ». Difficile de savoir combien de vaches on y trouvait.

Jean-Jacques Loiseau meurt au 117 en 1898 et Louise se retrouve à nouveau veuve. En 1901, elle réside toujours au 117 avec la petite-fille de Loiseau : Louise Trenard.

Une ferme insaisissable.

Comme son ainée (la ferme de l’abbaye Saint-Victor), la ferme Delaguepierre échappe inexplicablement aux objectifs des photographes qui lui préfèrent l’Artistic Palace, de l’autre côté de la rue. Seules quelques vues lointaines des débuts du XXème siècle nous permettent d’en avoir une idée. Depuis 1834, Billancourt s’est bien urbanisée.

La « veuve Heinrich/Loiseau » meurt à son tour le 19 décembre 1907, à Paris, à l’âge de 78 ans, quarante années après son arrivée au 117. Ses trois enfants héritent de la propriété. On ne sait pas bien ce qu’ils en font, et ne semblent pas l’occuper. En 1910, on n’y trouve plus aucun membre de la famille ; il n’y a plus qu’un jardinier, Célestin Tuillier, et une concierge, Sophie Maret. Le 119, lui, est toujours exploité par les nourrisseurs de la famille Blaise.

La première guerre mondiale éclate. Les héritiers Heinrich3 finissent par vendre les deux hectares de la propriété à Louis Renault le 20 juillet 1916, neuf ans après la mort de leur mère. L’acte de vente, conservé par l’association Renault Histoire (n°107) décrit un grand terrain de 9 750 m² portant des constructions, du côté du 117 rue du Point du jour et un deuxième terrain de 7 666 m² avec façade sur la rue de Saint-Cloud (Yves Kermen) et la rue Heinrich.

La ferme « de la Guépierre » sera restée près de 50 ans dans la famille Heinrich.

Renault transforme tout

À partir de cette époque nous aurons enfin des vues correctes de la propriété. Les photos ci-dessous sont issues des archives de Renault Histoire et datent de 1920 environ. Elles montrent le 117 dans toute sa longueur (150 m). Les bâtiments à sheds (fenêtres de toit) ont manifestement été bâtis par Renault. Les autres datent de l’époque Heinrich et peut-être même de l’époque de Jacques Benjamin Delaguepierre. Ils ne sont pas dans un bon état. La maison principale est devenue un dispensaire. Il est bien difficile d’imaginer à quoi ressemblait le cadre de vie de la veuve Heinrich.

De l’autre côté de la rue Heinrich, Renault construira son centre d’essais sur route (ilot M).

Le parc a disparu, encombré par d’autres bâtiments. Renault y construira notamment des baraquements pour abriter des ouvriers coloniaux (voir notre article « Les chinois de la rue du Point du Jour« ).

L’épisode des activités sociales de Renault aux 117 et 119 est très riche. Il y construira des réfectoires, une coopérative et un dispensaire. Tout cela fera l’objet d’un prochain article.

Qu’est devenue la ferme Delaguepierre ?

Renault finira par vendre le terrain et en 1971 on y construira un collège : le CES Jean Rostand (voir article « Le collège type Pailleron de la rue Heinrich« ).

Aujourd’hui le numéro 117 est occupé par un grand ensemble résidentiel construit en 2005 en deux parties , séparées par la rue Anna Berberova, percée la même année.

Le 119 est toujours la propriété de la société Renault et abrite, entre autres, l’association Renault Histoire, que le Village de Billancourt connait bien.


1 Marie Louise, née en 1849, Alexandrine Lise, née en 1852 et Louis Rémy, né en 1853

2 Le Comptoir Central de Crédit est passé, entre temps, entre les mains du gendre de Victor Bonnard : Édouard Naud.

3 Marie Louise Heinrich, veuve Poiret, Auguste Albert Pecquerie, (commissaire-priseur à Versailles et veuf de Alexandrine Lise Heinrich) et leurs enfants.

4 Replies to “La deuxième ferme de Billancourt”

  1. Bravo pour ce travail
    Avant la construction du collège, j’ai eu l’occasion de travailler à plusieurs occasions dans le local où Renault stockait des voitures du garage de la direction
    Le lieu semblait à moitié abandonné

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire