C’est peut-être la plus grande et la plus belle des villas disparues de Billancourt. Elle était située à la place de la Tour Horizons actuelle (Tour Jean Nouvel). Elle disparait vers 1912 sous le rouleau compresseur Renault.
En surveillant les sites de vente en ligne, nous sommes tombés sous le choc en découvrant la photo de Billancourt ci-dessus. Malgré le peu d’informations du vendeur, nous avons reconnu tout de suite cette grande maison de caractère qui apparaissait sur le grand panorama du trapèze en 1912, que nous avions publié en avril dernier :

Il ne s’agit pas d’une de ces cartes postales diffusées à des centaines d’exemplaires, mais d’une photo privée sur laquelle nous avions bien peu de chances de tomber. C’est un vraie trouvaille comme il ne nous en arrive que rarement (souvenez-vous de la Villa Rozier) !
Le tirage est de très mauvaise qualité, sans aucun contraste et bien peu de détails. Nous avons donc procédé à une restauration minutieuse.


Une grande maison bourgeoise
La maison est située au 121 rue du Vieux Pont de Sèvres (ou 131 et 133 selon la numérotation du XIXème siècle). Il est bien difficile de dater la photographie, mais on peut supposer qu’elle a été prise entre 1870 et 1912. C’est une belle et grande maison de style classique en pierre de taille, donnant sur un grand parc arboré ouvert sur une pelouse. Le terrain s’étend sur plus de 13 000 m². Les toitures s’ornent d’élégants épis de faîtage et l’accès au jardin se fait par un large escalier double. On remarque, au passage, une différence de niveau entre le parc et la rue du vieux Pont de Sèvres (derrière la maison). Celle-ci était surélevée, pour être à l’abri les inondations.
La propriété comprend des dépendances : une loge de concierge, avec sa remise et son logement, est située hors du champ de la photo, à droite. Derrière les arbres, à gauche, on devine d’autres dépendances comportant une remise et des écuries.
Contrairement à la plupart des villas de Billancourt, souvent des résidences de vacances, la maison était occupée à l’année.
Édouard et Germaine de Tavernier
Une fois identifiée et localisée, il nous restait à chercher les informations et raconter son histoire. Tout d’abord, identifier la parcelle, puis consulter les registres du cadastre (merci les archives municipales). On y trouve les noms des propriétaires successifs, dont le dernier en date : de Tavernier.

Tiens, tiens, ce nom ne nous est pas inconnu : l’historien Penel-Beaufin nous en parle en 1905.
Édouard Henri de Tavernier est chef de bureau au secrétariat de la Compagnie Générale des Omnibus, dont le père, le baron Victor de Tavernier, s’occupa 40 ans et présida le conseil d’administration. La CGO avait une usine à air comprimé à Billancourt, souvenez-vous.

La famille de Tavernier est par ailleurs alliée à la famille de Casimir de Gourcuff, le créateur du Village de Billancourt.
Son épouse, née Germaine de Bessé, appartient à une ancienne famille de Billancourt dont nous parlerons plus loin et qui lui a cédé la maison. Ils ont un fils, Georges, et deux filles, Laure et Marie-Louise.
Germaine de Tavernier est en 1898 présidente du comité boulonnais de l’Union des Femmes de France (UFF). Son siège est au 32 bis route de la Reine. On y donne des cours de pharmacie, de médecine, de chirurgie, de pansement. L’UFF, fondée en 1881, a pour objectif de venir en aide aux blessés et aux malades des armées françaises en temps de guerre, et aux victimes des fléaux ou désastres publics. L’UFF deviendra la Croix Rouge en 1940 en fusionnant avec d’autres associations.

On retrouve également Germaine, en 1905, présidente de la société des œuvres paroissiales de Notre-Dame de Boulogne.
Elle participe activement en 1895 et 1896 au Bazar de la Charité, le célèbre événement caritatif annuel parisien. On y vend des objets au profit de bonnes œuvres. Elle y tient notamment le buffet en 1895, au profit de l’école libre Sainte-Élisabeth, la première école de Billancourt. Était-elle également au Bazar le 4 mai 1897, lors du terrible incendie qui vit la mort de 125 personnes et mit la France en émoi ? On ne sait pas.

Les recensements nous donnent de précieuses informations sur la vie dans la maison. En 1896, avec Édouard et Germaine*, on y trouve leurs enfants et deux domestiques : Joseph et Auguste. Le jardinier, Charles Dubois, réside dans les dépendances, avec son épouse et ses sept enfants.
À partir de 1901, les Tavernier semblent louer les dépendances à des familles de blanchisseurs et d’ouvriers. En 1911, il n’y a plus qu’une domestique, Augustine Couty, veuve et fidèle employée de la maison depuis plus de 10 ans. Dans les dépendances, le jardinier s’appelle désormais Jean-Pierre Maillet.
Une famille installée à Billancourt depuis 1821
C’est en 1821 que la propriété est acquise par un avocat parisien, Olivier Nizon. Billancourt n’est alors qu’un grand domaine agricole, dominé par la Ferme de Billancourt. Billancourt ne dépendait pas de Boulogne, mais de la commune d’Auteuil. La propriété de Nizon est située en bordure du hameau qui existait aux abords du Vieux Pont de Sèvres. Sur le cadastre de 1823 c’est une maison plus petite qui figure. On ne sait pas à quoi elle ressemblait.

En 1860, Boulogne et Billancourt fusionnent. La propriété est enregistrée au nom de sa petite-fille, Adèle Camuzat de Riancey, selon le cadastre, mais selon des actes notariés, c’est sa fille Germaine Nizon, qui est propriétaire.

Ce n’est qu’en 1866 que la grande maison est enfin construite. Elle résiste au siège prussien de 1870 puis à l’entrée des Versaillais qui réprimeront la Commune de Paris.
Georges de Bessé, fils d’Adèle Camuzat de Riancey, hérite de la propriété en 1875, au décès de sa grand-mère. Il est veuf, son épouse Isabelle Leclerc est décédée cinq ans plus tôt à l’âge de 29 ans, laissant trois enfants en bas âge. Georges est administrateur de la Caisse l’Épargne et membre du conseil municipal de Boulogne-Billancourt. C’est un notable.
Dès 1880, Georges acquiert le terrain voisin d’Armand Bastier et en fait un grand potager. La propriété double en superficie pour atteindre plus d’un hectare :

En 1883, il organise un grand bal avec ses filles, relayé dans la presse mondaine. À cette occasion, la maison est éclairée à l’électricité, fait suffisamment notable pour être relevé dans le quotidien Gil Blas, du 29 avril 1883 :


À l’époque on pouvait louer un éclairage électrique comme aujourd’hui on loue une sonorisation.
Nous avons trouvé dans la presse de l’époque une anecdote assez amusante qui nous éclaire sur sa personnalité. Georges ne s’embarrassait pas de dénoncer quasi-publiquement ses débiteurs oublieux !

On ne lui reproche pas de réclamer son argent, non, mais d’utiliser volontairement des moyens lisibles par les messagers, concierges et domestiques. Il sera condamné à une petite amende.
Georges de Bessé revend, le 12 juillet 1893, la propriété à sa fille Germaine et son mari Édouard de Tavernier. Il reste usufruitier et demeure à Billancourt mais pas longtemps, semble-t-il, car il ne figure pas dans le recensement de 1896.
Les Tavernier, très endettés, vendent à Louis Renault.
Oui, la maison a fini entre les mains de l’industriel (vous en doutiez ?). Mais pourquoi les Tavernier ont-ils vendu ? Chez Renault Histoire nous avons trouvé l’acte de vente et celui-ci nous donne la réponse.
La propriété est enregistrée en garantie de trois prêts successifs pour un montant total de 320 000 francs consentis aux Tavernier par la compagnie d’assurance le Phenix entre 1902 et 1905. C’est une somme très importante. À cela s’ajoutent des hypothèques légales suite à de nombreuses condamnations par la justice pour non paiement de débiteurs et fournisseurs, comme un tailleur, un couvreur ou un serrurier…. Bref, les Tavernier sont lourdement endettés et la maison est grevée d’hypothèques. Pourquoi ? Édouard, n’a probablement pas hérité du sens des affaires paternel : malgré plusieurs dizaines d’années passées dans la société de son père, il n’est que chef de bureau.
Le 28 mars 1912, les Tavernier, pris à la gorge, concluent la vente de leur propriété à Louis Renault pour la somme de 230 000 francs. Le montant est dérisoire au regard de la superficie, c’est à peine 20 francs le mètre carré, pas de quoi couvrir les dettes.
Sur cette photographie de 1912 la belle propriété des Tavernier fait peine à voir. Les arbres du jardin sont presque tous abattus, le grand potager n’existe plus et le terrain est déjà couvert de charpentes métalliques.

Les bâtiments disparaîtront en 1916 et l’ensemble cèdera la place à des ateliers de carrosserie automobile.
Nous avons retrouvé dans les journaux de 1925, la trace d’Édouard et Germaine de Tavernier à Varennes sur Seine, près de Fontainebleau, où ils finissent leur jours modestement, il est loin le grand bal de 1883. Édouard disparait en 1927 à l’âge de 76 ans. Germaine le suit en 1932, à 71 ans.
Le plus grand bâtiment de Billancourt renaît en 2011
Près d’un siècle après la disparition de la grande maison des Tavernier, se dresse aujourd’hui la plus grande tour de Boulogne-Billancourt : la tour Horizons, culminant à 88 mètres et créée par Jean Nouvel. La prochaine fois que vous lèverez les yeux vers elle, songez au déclin des Tavernier.

Les villas disparues de Billancourt:
![]() Villa 10 rue Solferino | ![]() Villas Renault | ![]() Villa Aussillous |
![]() Maison Bican | ![]() Villa Boitelle | ![]() Villa Bottin |
![]() Villa Caprice | ![]() Villa Casteja | ![]() Villa Damiens |
![]() Maison de Tavernier | ![]() Maison du prince Polonais | ![]() Villa Flora |
![]() Villa Fountaine | ![]() Villa Mauresque | ![]() Villa Marti – Morel |
![]() Villa Nousillet-Clinch | ![]() Villa Rozier | ![]() Villa Toucy |
![]() Ferme de Billancourt | Propriété de lady Hunlocke |

* À la place de Germaine, le recensement mentionne curieusement sa mère, Isabelle Leclerc, mais celle-ci est décédée depuis 1870 !
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