Celui qui deviendra l’un des grands noms de l’Art Nouveau en France a réalisé à Billancourt une de ses œuvres de jeunesse : la Villa Toucy. C’est une curiosité dans notre quartier qui n’est pas très riche en architectes notables. Elle n’existe plus aujourd’hui. Le Village de Billancourt a décidé d’enquêter et de lui redonner vie.
Hector Guimard, la partie émergée du métro parisien
Hector Guimard est l’un des tenants de l’Art Nouveau qui fleurit en ce début de XXème siècle en Europe. Sa mémoire est indéfectiblement associée aux entourages en fonte des bouches du métro parisien qui lui donnent son aspect si unique, reconnu dans le monde entier. La première ligne de métro coïncide avec l’exposition universelle de 1900. Il subsiste aujourd’hui 88 de ses ouvrages sur les 167 construits, (édicules, entourages et gares), presque tous inscrits à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques.




Hector Guimard a également réalisé des villas et immeubles notables à Paris (Hôtel Jassedé ou Castel Béranger…), en banlieue et en province (Maison Coilliot à Lille…). On lui doit également nombre de meubles et objets décoratifs de style art nouveau. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à faire une visite au Cercle Guimard.





Un jeune architecte prometteur
Mais avant de se faire un nom, Hector doit se faire un métier. Né à Lyon en 1867, il entre en 1883 à l’École Nationale Supérieure des arts décoratifs à Paris et intègre la section d’architecture. Il y est sensibilisé aux idées d’Eugène-Emmanuel Violet-le-Duc qui a jeté les bases du futur Art Nouveau. Il y remporte de beaux succès et intègre l’école Nationale des Beaux-Arts quelques années plus tard.
Hector Guimard n’a qu’une vingtaine d’années lorsque Mme Rosalie Hélène Lécolle, habitante de Billancourt lui commande des maisons mitoyennes sur la rue du Vieux Pont de Sèvres. Souvenez-vous, Rosalie Lécolle était la propriétaire de la Villa Aussillous que nous vous avions présentée il y a quelques temps.


Nous ne savons pas comment ils se sont connus, mais le fait que Rosalie Lécolle et le père d’Hector Guimard soient tous deux originaires du village de Toucy, dans l’Yonne, n’est probablement pas une coïncidence. Nous n’avons pas trouvé de lien de parenté. Peut-être le père d’Hector a-t-il recommandé Rosalie à son fils ? Ou l’inverse.
Ce n’est pas la première fois que Rosalie Lécolle commande un bâtiment à Guimard. En 1889, Hector lui dessine une maison de rapport à Saint-Ouen, au 122 avenue des Batignoles (aujourd’hui Gabriel Péri). La maison existe toujours mais ne présente pas grand intérêt.
On a pu lire que le nom de la villa Toucy venait du village de naissance du père de Guimard, mais il est plus vraisemblable qu’elle ait été baptisée par sa propriétaire.
À la pêche aux informations
Le Cercle Guimard avec qui nous avons pris contact, a été d’une aide précieuse pour compléter nos connaissances.
Des auteurs ont évoqué brièvement la villa Toucy dans leurs ouvrages : Georges Vigne dans « Hector Guimard1« , et Jean-Pierre Lyonnet dans « Guimard perdu : histoire d’une méprise2« , publiés en 2003.
Dans le Curriculum Vitae de Guimard en 1897, la réalisation de la Villa Toucy est mentionnée à deux dates différentes, curieusement : 1890 et 1894. A l’année 1890 il écrit « deux petites maisons de campagne à Billancourt. Villa Toucy, pour le compte de Mme veuve Lécolle« . 1890 est impossible car un plan de juin 1892 situe la villa ailleurs que rue du Vieux Pont de Sèvres, preuve qu’elle est encore en projet. De plus, Rosalie Lécolle n’est pas veuve, mais célibataire. A l’année 1894 il note « Construction de deux pavillons dans la propriété de madame Lécolle à Billancourt« . Selon les avis de Georges Vigne, ce CV contient encore d’autres inexactitudes et doit être pris avec réserves.
Dans un envoi de Guimard pour le Salon de 1894, est mentionné « Une entrée de la villa Toucy exécutée à Billancourt. 1 chassis. (App. à M. Lécolle)« . Nous n’avons malheureusement pas trouvé ce dessin.
La construction est inscrite à l’inventaire Mérimée (numéro IA00119953) depuis 1992. Sa fiche nous donne bien peu d’indications : on y lit que le gros œuvre est fait de meulière, moellon, brique et enduit. La couverture est en tuiles mécaniques. La fiche nous dit également que la villa a été bâtie en 1892, « selon la source ». En 1892, Hector Guimard n’a que 25 ans et est toujours étudiant à l’École des Beaux-Arts.
Le document le plus intéressant que nous avons pu trouver est le magnifique plan ci-dessous, daté du 25 juin 1892 et signé par Guimard, conservé au musée d’Orsay. Nous le reproduisons ici. Il est très complet: on y trouve trois façades, quatre coupes et un plan de situation.

L’adresse de la villa est un vrai sac de nœuds. Le musée d’Orsay évoque le 189 rue du Vieux Pont de Sèvres, c’est en réalité l’adresse du terrain sur laquelle la villa sera bâtie (Les maisons auront leur propre adresse). La fiche Mérimée évoque le 171, le Cercle Guimard, le 142. Ce n’est rien de tout cela. Le cadastre la situe clairement aux numéros 183 et 185, ou, selon les recensements du XIXème siècle, les numéros 121 et 123 (la rue a été renumérotée).
Les sources principales donnent 1892 pour date de construction, mais est-ce bien sûr ? Au cadastre de Boulogne-Billancourt la Villa Toucy est explicitement enregistrée en 1894. De plus, le plan de situation de juin 1892 place l’entrée de la villa à un croisement de chemins et non le long de la rue du Vieux Pont de Sèvres, ce qui laisse à penser qu’en juin 1892 sa construction était prévue ailleurs. Ajoutons à cela le fait que la demande de construction date du 1er septembre 18921. Comment penser qu’elle ait pu être achevée en si peu de temps ? Et si la mention « 1894 » sur le CV de Guimard était la bonne ?

Nos recherches pour retrouver une bonne photo de cette villa n’ont pas donné grand chose. Nous n’avons trouvé que des vues lointaines ou des vues d’avion. Bien qu’acquise par Renault, nous n’en avons retrouvé aucune photo chez Renault Histoire. Elle ne figure pas dans le rapport de l’architecte Plousey de 1920 car à l’époque elle n’était pas encore la propriété de Renault.
Des maisons jumelles.
Nous avons donc tenté une reconstitution de la Villa Toucy, basée sur les plans du fonds Guimard au musée d’Orsay et sur les quelques éléments de la fiche d’inventaire. Pour nous aider, nous avons puisé l’inspiration sur d’autres réalisations du jeune Guimard de ces mêmes années, telles que l’hôtel Jassedé (1893) ou l’hôtel Roszé (1891).


On la qualifie de villa, mais elle est en réalité bien modeste. Il s’agit d’une maison double de 16 mètres de large, parfaitement symétrique. Le style de la maison n’en est pas encore marqué par le style Art Nouveau. Ce n’est qu’en 1895, à l’occasion d’un voyage à Bruxelles où il découvrira l’hôtel Tassel, que Guimard sera converti à l’Art Nouveau. Seuls l’arc de décharge et le tympan encadrent la fenêtre de la façade latérale laisse entrevoir ses futures influences.
Les jambes de force obliques portant les auvents protégeant les portes d’entrée sont également caractéristiques de Guimard (villa Charles Jassedé à Issy-les-Moulineaux en 1893, villa La Bluette à Hermanville en 1899, ateliers Guimard rue Perrichont-prolongée en 1903).
Chacune des deux maisons est assise sur un sous-sol et comporte deux étages comprenant chacun trois pièces. Un muret sépare les entrées et les jardins des deux logements. On remarque le traitement particulier de l’avant-corps, avec ce mouvement ascendant de pierres de taille qui souligne la cage d’escalier, avec un léger décalage des façades. On peut également noter les deux élégants décrochements de la toiture qui accompagnent les trois volumes, dont un en encorbellement. Un troisième décrochement orne la façade arrière. À remarquer également ce large bandeau à mi-hauteur, que nous avons imaginé être fait de briques vernissées bleues et vertes.
Enfin, nous avons agrémenté les linteaux métalliques des fenêtres de métopes dessinés par Guimard et édités par Muller & Cie, comme sur l’hôtel Louis Jassedé de la rue Chardon-Lagache en 1893.
La villa Toucy apparait sur un autre plan du fonds Guimard (ci-dessous), conservé au Musée d’Orsay. Il s’agit manifestement d’un projet de lotissement de la propriété Lécolle. Sur ce plan, 38 parcelles sont dessinées et trois nouvelles rues sont percées : une prolongation de la rue Casteja, un Chemin Casteja et une Avenue Nouvelle.

Ce projet ne verra jamais le jour car Rosalie Lécolle décède à Billancourt le 21 avril 1894, à 52 ans, deux ans seulement après la construction de la villa. Elle laisse ses biens à sa fille naturelle Marie Petitjean, fille unique et épouse de l’avocat Aussillous.
Le fonds Guimard, au musée d’Orsay, conserve aussi deux autres dessins (GP2120 et GP2121) de ce lotissement, mais sans grand intérêt.
Des locataires bien ordinaires
Loin des familles bourgeoises ou aristocratiques des belles villas disparues de Billancourt, les locataires de la villa Toucy étaient plutôt modestes. En 1896, on trouve, au 183, une certaine Eugénie Chevallier, employée de 56 ans.
Nous avons retrouvé une petite annonce du quotidien « Le Journal » datée du 20 mai 1897 proposant « À louer, non meublé, pavillon belles pièces, cuisine, chambre de bonne, jardin rempli de rosiers et de belles fleurs. Superficie 400 m², prix annuel 700 francs, eau comprise… à deux minutes tramways et bateaux ».

On recense en 1901, au 185, un certain Stanislas Julien, architecte vérificateur pour l’exposition universelle de 1900, peut-être un ami de Guimard ?
Les alentours de la villa commencent déjà à s’industrialiser. Gentil et Bourdet, fabricants d’éléments de décoration en grès émaillé, installent en 1904 leur usine, juste derrière la villa. Voir notre article « Avenue des arts décoratifs à Billancourt« .

En 1911 résident à la villa les familles Roussel et Ribère.
Contrairement aux informations de l’inventaire Mérimée, la villa a survécu bien au-delà des années 1920. En effet, lors du recensement de 1926 figurent comme occupants, au 183, la famille de Georges Dejean, un comptable, et au 185, la famille de Georges Vilar, un mécanicien d’origine espagnole.

La société Renault achète la propriété le 1er août 1930 aux héritiers Aussillous. Louis Renault ne détruit pas la villa. Les familles Dejean et Vilar restent locataires, au moins jusqu’en 1936.
La villa est encore visible sur le cadastre et les photos aériennes de 1932 et 1936, sa toiture caractéristique, avec ses deux décrochements, ne laisse aucun doute. C’est la dernière photographie connue. Sa situation n’a rien de très enviable, elle est environnée de bâtiments industriels et le « jardin rempli de rosiers » n’est probablement plus qu’un souvenir.


et Cadastre 1936 – archives municipales
Sous les bombardements alliés de 1943.
La guerre éclate. Un courrier daté de janvier 1943, conservé chez Renault Histoire, nous apprend que le 185 a été mis à la disposition d’un certain Guy Rappy, à titre gracieux, pour servir de centre d’accueil au « Groupement des Jeunes Gens de Boulogne-Billancourt ». Ils n’en profiteront que trois mois.
En effet, le 4 avril 1943, 88 bombardiers américains de la 8ème Air Force déversent 250 tonnes de bombes sur Billancourt en pleine journée. La cible est, bien sûr, l’usine Renault, passée sous commandement allemand, mais la villa est touchée. On ne sait pas s’il y a eu des victimes dans les maisons jumelles.

Un courrier Renault du 7 juin informe l’ingénieur des Ponts et Chaussées que « les travaux de déblaiement … ont été terminés le 31 mai 1943 ». L’auteur ajoute « Nous estimons que ces immeubles doivent être totalement arasés, leur état à la suite du bombardement ne justifiant pas les dépenses de réparations que l’on serait amenés à engager ».

La villa Toucy du jeune Hector Guimard disparait. Après quelques années, un atelier Renault prend sa place.
Un palais omnisports ?
En 2014, on détruit, sur cet ilot V nord, le grand parking Renault de quatre étages qui s’y trouvait. En 2023, le terrain est toujours en friche.

La municipalité envisage la construction sur ce terrain de 7 000 m² d’une grande salle omnisports de 5 000 places pour 70 millions d’euros. Elle hébergerait l’équipe de basket des Métropolitains 92. Le projet rencontre une forte opposition et des recours sont lancés. Les contre-projets ne manquent pas : halle de la gastronomie, parc ou mini-forêt urbaine. À suivre.
Les villas disparues de Billancourt:
![]() Villa 10 rue Solferino | ![]() Villas Renault | ![]() Villa Aussillous |
![]() Maison Bican | ![]() Villa Boitelle | ![]() Villa Bottin |
![]() Villa Caprice | ![]() Villa Casteja | ![]() Villa Damiens |
![]() Maison de Tavernier | ![]() Maison du prince Polonais | ![]() Villa Flora |
![]() Villa Fountaine | ![]() Villa Mauresque | ![]() Villa Marti – Morel |
![]() Villa Nousillet-Clinch | ![]() Villa Rozier | ![]() Villa Toucy |
![]() Ferme de Billancourt | Propriété de lady Hunlocke |

1 « Hector Guimard », Georges Vigne, Felipe Ferré. Éditions Charles Moreau, Paris / Ferré-Éditions, Paris, 2003.
2 « Guimard perdu. Histoire d’une méprise ». Jean-Pierre Lyonnet, Bruno Dupont, Laurent Sully Jaulmes. Éditions Alternatives, Paris, 2003.