Billancourt-sur-mer

Quand Billancourt était au bord de la mer…

Nous sommes en 1748, Louis XV règne depuis une trentaine d’années quand l’écrivain Louis-Balthazar Néel publie son roman « Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour par terre« . Il s’agit d’un petit écrit burlesque de 66 pages qui pastiche les récits des grands explorateurs en vogue à l’époque, comme James Cook ou Louis-Antoine de Bougainville. Le roman connut un grand succès.

Il raconte l’aventure d’un jeune homme sans expérience qui sort de Paris pour la première fois de sa vie afin se rendre à une invitation à Saint-Cloud. À travers lui, il donne à voir la bêtise de nombre de ses contemporains qui se faisaient un monde du moindre déplacement. Dans son avant-propos, l’auteur écrit « Il n’y a rien de si sot et de si neuf qu’un parisien qui n’a jamais sorti les barrières« . Nous connaissons tous, encore aujourd’hui, de tels parisiens.

Jointe au roman, on pouvait trouver cette belle carte. La mention « Billancourt » figure en bonne place, dans le creux de la boucle de la Seine. Elle semble naïve, pourtant vous constaterez qu’elle est plutôt exacte. On y voit le hameau du Point-du-Jour, les châteaux disparus de Meudon et Bellevue et d’autres bâtiments de l’époque comme le moulin de Javel, la cristallerie de Sèvres. C’était l’époque où les îles s’appelaient « îles Dauphine », où Passy, Auteuil, Grenelle ou Vaugirard étaient encore des villages. Le pont de Sèvres, lui, était en bois et enjambait l’île Seguin.

Mais revenons au roman.

Le voyageur, après avoir fait des adieux appuyés à sa famille, embarque au Pont Royal à bord du « St François », commandé par le capitaine Duval. La descente de ce qu’il appelle « la mer », est un morceau d’anthologie. Il prend l’île aux cygnes pour l’île de la Martinique, le coteau de Meudon pour le mont Vésuve et le vieux pont de Sèvres pour le Pont-Euxin. Il s’effraie à chaque fois qu’on croise une « frégate », demande si on est « encore loin du Cap Breton » ou « à quelle longitude on en est arrivé ». Il subit sans s’étonner les quolibets des membres d’équipage.

Arrivant « au large » de l’île Saint Germain il observe que « les perroquets y sont noirs et ont le bec jaune » et que l’île a été « sciée à un bout » afin de former « un détroit ». Le bateau passe à proximité de Billancourt. Le voyageur écrit :

« Nous passâmes ensuite à la vue d’un endroit assez joli, que les gens du pays appellent Billancourt ; je ne remarquai rien qui fut digne de la curiosité d’un voyageur, sinon que ce pays-là me parut ne produire guère d’hommes, parce que je n’y en vis qu’un seul. Mais qu’en récompense aussi il y croissoit bien des moutons du Berry car il y en avoit beaucoup qui étaient marqués sur le nez1 & qui se promenoient au bord de la mer. Cet homme, que je pris être de leur compagnie, parce qu’il n’en étoit pas éloigné & qu’à sa houlette et son chien je jugeai devoir être un berger, me fit ressouvenir de celui à qui Virgile, faisant ces caravanes, comme moi, disoit un jour en passant près de lui… »

Là, le voyageur est saisi par une pulsion poétique et déclame en latin les premiers vers des Bucoliques de Virgile :

« Ô Tityre ! étendu sous l’abri de ce hêtre touffu, tu essaies des airs champêtres sur ton léger chalumeau ; et nous, exilés de notre patrie, nous quittons ses douces campagnes ; nous fuyons la patrie ! toi, Tityre, mollement couché sous l’ombrage, tu apprends aux forêts à redire le nom de la belle Amaryllis »

Puis il termine par :

… il étois effectivement étendu nonchalament au pied d’un noïer qui était le hêtre de ce temps-là ou il prenoit le frais en joüant du chalumeau »

Le voyageur ne s’arrête pas à Billancourt et continue sa descente « maritime » vers Saint-Cloud.

La rencontre du narrateur avec Billancourt est brève et ridicule mais finalement évocatrice de ce que devaient être nos berges à l’époque : d' »assez jolies » prairies parsemées de bosquets et des champs à perte de vue et sans habitations. Notre domaine avait pour seule frontière la Seine, bordée de saules.

Et je pense que ça nous aurait plu aussi.

En 1748, le domaine de Billancourt était la propriété2 de Barthélémy-Étienne Gauthier, ancien capitaine des régiments des carabiniers du roi. Il se faisait appeler « monsieur de Billancourt » sans posséder le moindre titre de noblesse. Et, effectivement, la ferme possédait des bergeries.

Le livre de Néel a été régulièrement réédité. Il est consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, dans son édition originale de 1748 et dans une réédition illustrée de 1884.


1 On disait à l’époque d’une personne qui avait une marque sur le visage « il ressemble aux moutons du Berry, il est marqué sur le nez ».

2 Plus précisément : détenteur d’un bail emphytéotique de 99 ans.

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