Le jour où Louis Renault ferma le trapèze

En ce matin de juin 1917, monsieur Augustin Sautreuil, marchand de journaux, quitte le 13, rue Gustave Sandoz, où il habite avec son épouse Louise et ses deux enfants. Il se dirige vers la Place Nationale (Jules Guesde) quand il constate que sa rue est fermée à l’entrée de la place. On a bâti à la hâte, dans la nuit, un mur et une barrière gardée par des surveillants de l’usine. Il rebrousse chemin vers la rue du Cours (Avenue Emile Zola) et fait la même constatation.

Au même moment, d’autres habitants du trapèze se heurtent à des barrières similaires, à la sortie des rues Théodore et Traversière vers la rue de Meudon. Sur les quais, l’accès à l’avenue du Cours/Tilleuls est fermé également. On trouve des barrières similaires au carrefour des rues du Cours et du Hameau. La rue du Hameau est barrée entre la rue de l’Ile et à une centaine de mètres de la rue du Vieux Pont de Sèvres.

Toute la partie de Billancourt bordant la Seine ne fait plus qu’un seul bloc. Louis Renault a fermé le trapèze de force !

Renault est certes déjà le propriétaire principal du quartier, mais nombre d’habitants et commerçants, y résident encore, rue Théodore ou rue Traversière, notamment. Il leur faut maintenant présenter une autorisation de circuler ! Ce qui ne va pas sans heurts, d’autant que les consignes données aux gardiens sont sévères. Dans le journal l’Heure du 21 août 1917 on peut lire ce témoignage de ce que le journaliste appelle un « emmuré des usines Renault ».

« Le concierge m’ayant dit qu’il ne laisserait plus passer et ayant répondu par un geste insolent à ma réclamation, je lui déclarai que j’allais enfoncer la porte et, de fait, je me mis à l’œuvre. Elle allait céder quand il s’en fut requérir le poste d’artilleurs de l’intérieur de l’usine. Ils sont venus vers moi, revolver au poing, et m’ont emmené au clou. Au bout d’une heure et demie la police secrète de l’usine est venue donner décharge de ma personne au Maréchal des Logis qui m’a donc relâché. J’ai été faire ma déposition au commissariat de police et ai porté plainte « 

La police et la municipalité font la sourde oreille. La situation les embarrasse. Renault n’en est pas à son coup d’essai.

Tout avait commencé en 1915 par la fermeture de la rue de l’Ile, voie privée, où Louis Renault, seul riverain, avait imposé une barrière entre la quai et la rue du hameau, malgré les protestations de la municipalité.

Les portions ouest des rues Théodore et Traversière se terminent maintenant en impasse. Puisqu’il s’agit de voies classées dans la voirie communale, Renault demande à la municipalité l’autorisation de les fermer. Bien qu’il y reste encore trois autres propriétaires, celle-ci donne son accord le 25 février 1917, sous réserve du paiement d’une redevance de 0,2 francs par mètre carré et à condition qu’elles soient restituées à la fin de la guerre.

Mais les appétits de Louis Renault ne sont pas seuls en cause, en 1917 la France est en guerre et l’usine est un fournisseur d’armement important. Elle croit très vite et a besoin d’espace.

Evolution de l'emprise Renault entre 1914 et 1919
Une évolution rapide entre 1914 et 1919. Source : SHGR.

Depuis début de l’année, des mouvements de grève sont apparus dans l’industrie pour protester contre la durée du travail et le coût de la vie. Le 29 mai 1917, chez Renault, 2000 femmes ont abandonné leur travail. Il reprend début juin, mais le 13 juin c’est l’accident : le bâtiment C14 s’effondre, tuant 26 ouvriers sous un entrelac de poutrelles d’acier. L’opinion publique et la presse sont en émoi. Suite à ces événements, Renault a pris des décisions dont le renvoi des perturbateurs et une augmentation des salaires. Pour la sécurité de l’usine et éviter « l’envahissement » par des agitateurs, la fermeture des rues a été décidée en secret par la direction.

Mais revenons-en à Augustin Sautreuil. Le marchand de journaux intente un procès devant le juge des référés de la Seine contre Louis Renault pour obtenir des dommages et intérêts. Une instruction est menée. Renault invoque des autorisations inexistantes, pérore et se montre inflexible. Le récit des tracasseries imposées aux « emmurés » ne plaide pas en sa faveur. Suite à l’expertise judiciaire, à l’audience, les affirmations de Renault sont réduites à néant. C’est alors que la municipalité, jusque là attentiste, se joint au combat de Sautreuil.

Un accord amiable est trouvé : Sautreuil s’engage à quitter les lieux et renoncer à toute poursuite contre une une indemnité de 2000 francs et une remise de ses loyers impayés. Ses loyers impayés ? Oui, car les protagonistes étaient en réalité en contentieux depuis fort longtemps : Renault était devenu propriétaire de son logement depuis 1913. Augustin Sautreuil, dernier locataire de l’immeuble, s’accroche et cesse alors de payer ses loyers pour protester contre l’envahissement du quartier. Il était en instance d’expulsion quand la guerre a suspendu la procédure.

Le sujet des barrages est une affaire nationale. Le 5 juillet 1917, Albert Thomas, le ministre de l’armement, intervient de tout son poids et écrit au maire de Boulogne :

« Une usine comme l’usine Renault travaillant exclusivement pour la défense nationale, doit être particulièrement surveillée à tous égards, les 22 entrées qu’elle possède rendent cette surveillance particulièrement difficile. Si la tolérance de la municipalité de Boulogne pendant la durée de la guerre permettait de rendre la surveillance plus active et plus facile ce serait un service rendu à la défense nationale ».

Le même jour, le sous-secrétaire d’état à l’aéronautique fait parvenir un message de même teneur au maire. Le 13 juillet, c’est au tour du préfet de la Seine d’en rajouter : « Je verrais, en ce qui me concerne, le plus grand intérêt à ce que ces barrages fussent maintenus« .

Pour la forme, le maire demande à Renault de lever les barrages, sans succès. L’affaire est d’autant plus complexe que des voies de chemin de fer sillonnent maintenant les rues Renault. La situation devra être régularisée par un accord. Une première convention de location est rédigée le 22 août 1917. Elle est repoussée par le préfet car trop favorable au maintien des barrages après la guerre.

Les habitants en colère ne désarment pas et s’organisent. Ils s’en prennent autant à Renault qu’à la municipalité jugée trop complaisante.

Jouant de ses appuis politiques et de ses moyens financiers, Renault parvient à faire plier les derniers propriétaires du trapèze. Ils ont pour nom madame Dubois ou monsieur Loiseau, entre autres. Mais le plus coriace est monsieur Moreau, conseiller municipal de Boulogne, qui finit bien par céder, lui aussi. Il faudra des proposition financières généreuses et…« une voiture 12cv carrosserie conduite intérieure complète, selon le catalogue, plus le compteur »

La guerre se termine.

Le 30 avril 1919, le préfet écrit au maire de Boulogne : « Les intérêts de la défense nationale ne justifient plus actuellement le maintien des barrages« . La municipalité exige dans un premier temps la réouverture de la rue du Cours (avenue Emile Zola). Renault obtempère. Pour les autres rues, Louis Renault exige leur déclassement, arguant qu’elles n’ont plus d’utilité pour les boulonnais. Le 12 mars 1920, le nouveau maire, André Morizet, prononce le déclassement des voies et décide leur location contre le paiement de 40 000 francs chaque année.

Mais la décision ne passe pas pour certains boulonnais. Ils se regroupent en association et continuent leur bras de fer, des affiches couvrent les murs de Boulogne-Billancourt.

Des campagnes de presse, des procès et des interventions diverses s’enchaînent jusqu’en 1924. Devant le peu de résultat, la combativité s’émousse.

Le 24 mars 1929, après 12 ans de scandale, la municipalité se résout à vendre à Renault toutes les voies englobées dans l’usine. C’est la fin de ce qu’on a appelé « l’affaire des rues Renault ».

Epilogue : les rues Renault ont continué à servir de voies de circulation à l’intérieur de l’usine et ont même conservé leur nom. Elle n’ont réellement disparu qu’à la démolition de l’usine. Le programme de reconstruction du trapèze a opté pour un nouveau réseau de rues parallèle à la rue Yves Kermen et à la Seine, à l’exception notable de l’avenue Emile Zola, seule rescapée.

Pour le détail de l’affaire des rues Renault voir dans le livre « Boulogne Billancourt, ville des temps modernes » l’excellent chapitre consacré à Louis Renault par Gilbert Hatry.