L’immense travail du discret monsieur Madoré

Une fois n’est pas coutume, je vais parler de mes sources.

À l’été 2020, j’entre en contact par mail avec les archives municipales, à la recherche d’informations sur la ferme de Billancourt. On me répond qu’ils ont des documents qui pourraient m’intéresser.

Rendez-vous pris, je me rends, un matin de juin 2020, au service des archives où je suis accueilli par sa responsable Françoise Bédoussac. On m’attribue une table de lecture pour la matinée. Sur cette table trône un gros carton gris libellé « 211J ». Je l’ouvre, il contient des centaines de reproductions de documents anciens.

J’entreprends alors de passer en revue le contenu, ce sera bien assez de travail pour la matinée.

Un travail colossal de recherche et de paléographie

Il y a là une masse considérable de reproductions de documents anciens concernant le domaine de Billancourt. J’y découvre des actes notariés, des plans, des baux, des actes de vente, des adjudications, des extraits de livres anciens. Il y a aussi quelques synthèses. Les documents s’étalent du XVIIème au XIXème siècle. On y trouve des documents d’une page et des documents de plus de cent pages, des documents tirés des archives nationales, départementales, des dépôts des notaires et d’autres sources.

À ma grande joie, j’en repère certains que Penel-Beaufin évoque dans son ouvrage de référence sur l’histoire de Boulogne-Billancourt.

En-tête de chaque reproduction, est portée la mention « Recueil de documents sur le site de Billancourt« . Chaque document est identifié et daté. Il est transcrit, page après page, sur des feuilles A3 présentant à gauche, la photocopie de l’acte original et à droite, la transcription dactylographiée. Et, ce, pour des dizaines et des dizaines d’actes.

Ce sont souvent des documents anciens et illisibles pour le profane. Chaque page est soigneusement paginée, avec mention de la source, de la cote et, en bas à droite, une mention discrète : « recherche documentaire Serge Madoré » et une date, entre 2000 et 2009.

À la fin de la matinée, après avoir refermé le carton, je réalise qu’il y a là un trésor ! Tout cela est largement inédit. Ni Penel Beaufin, ni Couratier, ni Bezançon, ni Grenet, ni Hatry, ni Mercier, qui ont tous raconté Boulogne-Billancourt, n’ont évoqué tout cela.

Avant de rentrer chez moi, je demande à Françoise Bédoussac, la responsable, qui est ce « Serge Madoré ». Elle me répond qu’elle ne sait pas grand chose de lui, « c’était un vieux monsieur discret. Il est passé un jour au service des archives pour y déposer tous ces documents et il est reparti ».

Des sources précieuses et inédites

Soyons clairs, ce carton Madoré a été la source majeure pour nos recherches et les articles que nous avons publiés sur la ferme de Billancourt. Son exploitation a été un travail de longue haleine. Sans le carton Madoré, nous n’aurions eu que peu d’informations sur le domaine, son étendue, ce qu’on y faisait, ses propriétaires et les hommes qui l’ont habitée. Nous n’aurions rien su des mésaventures juridiques de l’abbé Gauthier, ou des écuries du Comte d’Artois, mentionnés nulle part ailleurs. Ces documents ont même permis de rectifier des erreurs ou imprécisions chez certains auteurs.

Et surtout nous n’aurions jamais su à quoi ressemblait la ferme monastique de Billancourt. C’est grâce à trois comptes-rendus de visite figurant dans ce carton que la reconstitution a pu être réalisée.

Il faut imaginer ce monsieur que je ne connais pas, se rendant à droite et à gauche aux Archives Nationales ou Départementales, à une époque où la numérisation des archives n’en est qu’à ses balbutiements, faisant des photocopies, classant, croisant, vérifiant, fouillant dans la jungle des inventaires et des cotes. On l’imagine heureux d’avoir trouvé une pépite ou dépité de rentrer bredouille.

Enfin on l’imagine parcourant, ligne après ligne, les pattes de mouches d’un notaire d’un autre siècle, suivant les lignes de la main gauche et tapant de la main droite ce qu’il parvient à déchiffrer. Là où c’est illisible, il laisse une série de points de suspension.

Une fois le document transcrit, il le met en page soigneusement avec cette disposition gauche / droite (fac simile / transcription), puis replie la liasse de feuilles A3 à la manière d’un livret. Il en confectionnera ainsi des dizaines.

Comment a-t-il fait pour retrouver tout cela ? Combien de temps a-t-il consacré à ce travail de fourmi ? On n’ose l’imaginer.

Qui êtes-vous monsieur Madoré ?

Nous avons cherché à entrer en contact avec lui. Malheureusement, nous avons vite réalisé qu’il était décédé. Déception. J’aurais aimé l’avoir au téléphone pour lui raconter tout ce que nous avons fait de son travail.

Avec l’aide du Cercle Généalogique et des registres municipaux nous sommes partis sur sa trace et nous avons pu retrouver quelques éléments : Serge Madoré, est né en plein cœur de la Bretagne, près de Pontivy. Peu de temps après sa naissance, la famille s’est installée à Billancourt, au 4 rue Heinrich, près du boulevard Jean-Jaurès, selon le recensement de 1931. Rue Heinrich ? Tiens, tiens, voilà qui explique pourquoi, il y a autant de documents relatifs à cette rue dans le carton.

Selon sa fiche militaire, son père Louis est contrôleur des tramways, il travaille pour la STCRP*, future RATP, entre 1923 et 1959. Sa mère est commerçante.

Aux archives de la RATP, nous apprenons qu’ils ont déménagé de Saint-Denis au 4 de la rue Heinrich en 1929.

Les parents Madoré y sont également recensés en 1936, mais pas Serge, qui a alors 9 ans. Où est-il ? Après un bref passage rue du Dragon, à Paris, les Madoré reviennent rue Heinrich en 1944. Au recensement de 1946, ils n’y sont pas mentionnés (soit l’immeuble entier a été oublié par l’agent recenseur ou il a été évacué suite aux bombardements).

Il n’y a rien de plus dans les registres de la ville : ni naissance, ni décès, ni mariage, et rien dans les registres scolaires.

La pêche est plutôt maigre…

Plus tard nous tombons sur le site web d’une grande cousinade « Madoré ». 300 descendants de la famille Madoré se sont réunis en Bretagne en août 2001. Le webmaster du site, membre de la cette famille, nous confirme que Serge Madoré y était. Bonne nouvelle ! Il nous aiguille vers la fille d’un de ses cousins germains, Ange Madoré. Nous la contactons aussitôt.

Cette personne nous a répondu il y a quelques semaines. Elle nous donne quelques réponses. Pas de photo malheureusement (à date de la publication). Voici donc qui était Serge Madoré :

Le vrai Serge Madoré

Serge Madoré est né le 13 juillet 1927 à Cléguérec, dans le Morbihan (Bretagne). Il est le fils unique de Louis Madoré et de Jeanne Guilloux, enfants du pays. Après un passage au 4 rue Heinrich, à Billancourt, comme nous l’avons vu, il est élevé par ses grands parents à Cléguérec et est scolarisé dans la commune voisine (ce qui explique son absence de Billancourt en 1936).

Handicapé physique, il n’a jamais été marié. Il travaille en tant que chimiste chez Kodak à Sevran. Entre 1925 et 1995, un très important site industriel y regroupait les activités de développement photographique et cinématographique et de synthèse chimique.

Au décès de ses parents (son père est mort en 1970) il hérite de leurs nombreux biens immobiliers. Il en confie la gestion à des organismes. Il habite dans un appartement à Sevran, avenue Berlioz, entouré de ses chats.

Il consacre alors une grande partie de sa retraite a des recherches tant généalogiques, sur sa famille, que patrimoniales. Il recueille une grande quantité de documents qu’il déniche dans les mairies, les archives nationales et départementales. Il n’a pas internet.

Serge Madoré dépose le fruit de ses recherches, entre 2005 et 2009, aux archives de Boulogne-Billancourt (cote 211J) et d’autres documents aux Archives Départementales (Cote71J).

Il partage la fin de sa vie entre Sevran et un ancien corps de ferme à Porh Bras, un lieu-dit situé entre Keronnec et Quistillic en Cléguérec.

Il décède à 87 ans, le 13 septembre 2014, suite à des problèmes cardiaques, à Noval-Pontivy, dans sa Bretagne natale. Sans enfants, il lègue ses biens à la SPA.

Le mystère demeure

Si l’homme n’est maintenant plus un inconnu, restent tout de même beaucoup d’interrogations : pourquoi a-t-il consacré autant d’efforts sur Billancourt, alors que, selon nos informations, il n’y aurait habité que les toutes premières années de sa vie ? Ses parents avaient-ils des biens chez nous ? Je le pense : si oui, lesquels ? Leur immeuble de la rue Heinrich ? Infogreffe recense encore un syndicat de copropriété « Serge Madoré » avenue Edouard Vaillant mais qui ne répond plus au téléphone. J’ai bien peur que Serge Madoré n’ait emporté son mystère dans la tombe.

Dans la lettre qui accompagnait son dépôt aux archives de Boulogne-Billancourt, il écrit :

« Je vous remets cette liasse de documents concernant Billancourt… Je vous fais ce dépôt afin que cette recherche documentaire, bien qu’imparfaite, ne soit pas perdue… »

La première version de cet article date de l’été 2020. C’est le plus ancien brouillon d’article du Village de Billancourt. Je suis heureux d’avoir enfin pu y mettre la dernière main et rendre ce petit hommage.

Enfin un portrait !

En octobre 2023, sept mois après la publication de cet article, nous recevions un message d’une cousine éloignée de Serge Madoré. « Je suis en possession d une photo de Serge Madore datant du 25 juillet 2009. Je peux vous envoyer en message privé dans les prochains jours si vous le souhaitez.« 

Bien sûr nous avons accepté ! L’homme semblait insaisissable. Et merci de nous autoriser à la publier ! Il fallait bien que l’on mette enfin un visage sur celui qui aura consacré les dernières années de sa vie à collecter toutes les parcelles de notre histoire. C’était à un mariage à Cléguérec, la ville de son enfance :

Serge Madoré 2009 – coll. part.

* Société des Transports en Commun de la Région Parisienne

6 Replies to “L’immense travail du discret monsieur Madoré”

  1. Bravo! C est très émouvant. Un peu le tes s’il que j ai fait sur Claude Louis, en son temps. Tu pourrais demander à la spa si dans le leg il y avait des bâtiments à Boulogne. En disant que tu écris l histoire de cet historien en herbe.

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  2. Bonjour
    Nous sommes Pierre et Jean François
    Fountaine
    Nous venons de découvrir ce travail incroyable
    Nous sommes les descendants de la Famille
    Fountaine et nous avons des photos d’époque avec nos aïeuls dans la villa Fountaine
    Serions heureux d’échanger avec vous

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