Le Billancourt d’Emma (1/2)

Notre épicier de la rue du Point du Jour, M’bark, m’avait prévenu « C’est une voisine qui habite le quartier depuis toujours, elle a 96 ans ! C’est une chance extraordinaire pour votre blog. Peut-être la plus ancienne habitante du quartier, il faut la voir ! Si vous voulez, j’arrange une rencontre avec elle ».

Bien sûr, j’accepte sur le champ ! Elle a sûrement plein de choses à raconter.

Un jour de juillet dernier, vers 14 heures, j’arrive à la brasserie Billancourt avec un cahier sous le bras, un peu impressionné. Une dame attend, là, debout et digne, appuyée sur sa canne, un masque bleu sur le visage. Elle me regarde alors que je marche dans sa direction, ça ne peut être qu’elle. Les présentations sont faites, je lui propose un café en terrasse, qu’elle accepte.

Je lui raconte le « Village de Billancourt », ce que je fais, mes lecteurs, pourquoi je suis là. J’ai tellement de questions à lui poser. Le courant passe. Pendant plus d’une heure, elle me confie ses souvenirs, son histoire. Elle me donne même des photos de famille anciennes, de minuscules photos en noir et blanc aux bords crénelés, précieux témoins du Billancourt d’avant. Nous nous sommes revus deux fois depuis. « Mais vous croyez que mon histoire va intéresser les gens? ». J’en suis sûr !

Emma* nait le 15 septembre 1925. Selon une tradition familiale, elle porte le même prénom que sa mère. Mais sa mère aurait préféré la baptiser « Catherine ». 

Elle a 6 ans lorsqu’elle arrive à Billancourt. La famille s’installe d’abord dans un meublé au 262 bis, boulevard Jean-Jaurès (à côté du « Garage de Strasbourg » , dont l’enseigne existe toujours).

En 1936, elle a 11 ans et la famille emménage au 123, rue du Point du Jour, tout près de la place Nationale.

Son père, Ferdinand, peintre de formation, travaille aux Glacières à l’entretien, rue de Meudon, comme homme à tout faire. Sa maman, mère au foyer, va rendre visite de temps à autre à la femme du directeur. Emma se souvient des livreurs de glace qui partaient faire leurs livraisons et de la pesée des charrettes à cheval. Les écuries étaient de l’autre côté de la rue.

Elle va à l’école de la rue du Vieux Pont de Sèvres, où elle se lie avec Véra Poustinikov, fille d’un russe blanc de l’armée du Tsar.

La famille se rend à la messe à l’église de la place Bir Hakeim, aujourd’hui disparue. Emma fait son catéchisme rue de Solférino.

Suite à la victoire du front Populaire, en avril 1936, 33 000 ouvriers de Renault se mettent en grève et occupent l’usine. Ils réclament la semaine de 40 heures, les congés payés, une amélioration des salaires et la reconnaissance des délégués ouvriers. L’action de la plus grande usine française est déterminante et ils obtiennent gain de cause.

Mais la politique passe bien au-dessus de la tête d’Emma. Pour cette petite fille de 11 ans, les souvenirs sont plus simples : La Place Nationale (Jules Guesde) noire de monde, ou bien ces femmes qui font parvenir aux grévistes qui occupent l’usine, du ravitaillement par un panier suspendu à une corde. A la fin des grèves, la petite Emma se souvient des grévistes défilant, un mannequin pendu à une corde, aux cris de « de la Roque au poteau ! ». (François de la Roque était alors le président général des Croix-de-Feu).

1937, fin de l’année scolaire, Emma a 12 ans. Après la remise des prix à l’hôtel de Ville, sa maman lui achète une belle robe bleu ciel.

Le quartier est animé et chaleureux. « Tout le monde se connaissait, à l’époque ». Il est plein de russes blancs et d’arméniens qui ont fui les persécutions et sont à la recherche de travail. Ils sont à l’usine, bien sûr, mais tiennent aussi des commerces un peu partout. A la pointe de l’actuel parc des Glacières se tient un commerce tenu par trois frères russes blancs, les Volkof, qui vendent, en trois boutiques, épicerie, fruits et légumes et boucherie, « C’était l’ancêtre de la supérette ! ».

« Le quartier était plein de petites maisons, surtout du côté de la rue Nationale et la rue de Meudon. Il y avait encore des villas à l’époque. L’usine a beaucoup changé ce quartier-là ».

A la sortie de l’usine, la place Jules Guesde, que tout le monde continue d’appeler la « place Nationale » est très animée. Le café le « Central » a la réputation d’être le débit de tabac le plus important de France. En bas, les ouvriers Renault discutent autour d’un verre, au premier étage, les « blouses blanches » jouent au billard.

Le week-end, la famille d’Emma va canoter au bois de Boulogne. De temps en temps, on va au cinéma, à l’Artistic Palace, au Celtic (ancien G20) ou au Pathé palace (aujourd’hui le C&A). Emma se lie d’amitié avec Georges, le petit-fils d’un collègue de son père. Elle ignore alors qu’il deviendra son mari.

En 1940, la guerre éclate et, avec elle, les privations et les bombardements vont frapper la jeune fille. Retrouvez « La guerre d’Emma » lundi prochain dans le « Village de Billancourt ».

* son prénom a été changé

2 Replies to “Le Billancourt d’Emma (1/2)”

  1. C’est vraiment bien ce témoignage et cela me fait remonter des souvenirs moins lointains mais quand même….je suis arrivée à Boulogne à l’âge de 7 ans en 1957 et j’y suis toujours ….alors oui que d’histoires et de changements

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :