Regardez bien cette photo. Nous ne sommes qu’à 200 mètres de la place Marcel Sembat. Surprenant, non ?
Cette maison étonnante est l’une des belles villas disparues du village de Billancourt que nous vous présentions récemment. Il y a encore quelques semaines, nous ne connaissions son existence que par Penel-Beaufin qui parle en 1905 d’une certaine « villa de la Feuillée », au 135 route de Versailles. L’historien ne donne aucune autre information et encore moins de photos.
Nous avons déniché la photo ci-dessus, non datée et non localisée, il y a quelques semaines dans les archives de l’association Renault Histoire avec pour seule légende: « le cercle ». Et, vous vous en doutez, si la photo était dans les archives de Renault c’est parce que Renault avait acheté le terrain, comme beaucoup d’autres propriétés de Billancourt !
Les seules vues dont nous disposions jusqu’alors étaient des cartes postales du début du XXème siècle qui montrent bien peu de choses. À l’époque nous ne l’avions d’ailleurs pas encore identifiée.

Coll. Alexis Monnerot-Dumaine

La villa était au 135 route de Versailles, aujourd’hui angle de la rue Heyrault et de l’avenue du général Leclerc. Elle était entourée un parc de plus d’un hectare qui s’étendait jusqu’à la rue du Vieux Pont de Sèvres où se trouvait une autre entrée. Le parc magnifique comporte de grands arbres et une belle pièce d’eau. Du côté de l’avenue du général Leclerc, on peut y voir des dépendances, probablement une écurie et une remise.

Une longue histoire
La propriété passe entre plusieurs mains divers propriétaires, selon les informations que nous avons dénichées aux archives.
En 1824 le notaire Joseph Claude Heyrault, ancien marie d’Arcueil, acquiert une grande propriété de près de 5 hectares entre la rue de 4 cheminées et la rue de la Ferme environ. Il devient conseiller municipal de Boulogne et capitaine de la Garde Nationale. En 1831 il perce la rue qui porte son nom, vend la partie de sa propriété au sud de cette rue. C’est celle qui nous intéresse ici. Il décède en 1834.
En 1839, le nouveau propriétaire. Jean-Baptiste Magloire ROBERT est un avocat parisien d’origine rouennaise, résidant au 255 rue Saint-Honoré. Il était un royaliste actif durant la révolution française.
Créateur de journaux, imprimeur et journaliste, il avait pris position par ses écrits qui lui valurent d’être arrêté à plusieurs reprises, ainsi que sa femme Angélique Lefebvre. Jean-Baptiste-Magloire Robert fut un meneur virulent lors de la réaction thermidorienne qui provoqua l’exécution de Robespierre en juillet 1794 et la fin de la Terreur. Il est arrêté le 8 août 1795, relâché le 10, puis à nouveau poursuivi le 5 octobre après l’insurrection royaliste.
Il a fondé plusieurs journaux comme la « Gazette révolutionnaire », « Chronique de l’Europe », « l’Observateur », « L’observateur de l’Europe ». Il a échappé plusieurs fois à la police et relancé ses publications sous le nom de sa femme. Le Directoire le déporte en 1797 à l’île d’Oléron avec d’autres journalistes royalistes pour « conspiration contre la sûreté intérieure et extérieure de la République ».
A partir de la restauration, il écrit plusieurs ouvrages comme Louis XVI à son auguste et respectable frère Louis XVIII (1814) ou Conjuration permanente contre la maison de Bourbon et les rois de l’Europe, (1820).
Intéressant : dans son ouvrage de 1814 Vie politique de tous les députés à la Convention Nationale, il affirme, arguments à l’appui, que, lors du procès de Louis XVI, la peine de mort avait été rejetée à une majorité de six voix. Avait-il raison ? Cette position est aujourd’hui contestée.

Mais Magloire Robert est déjà âgé lorsqu’il prend possession de la villa en 1839 et meurt la même année à Billancourt.
Les cadastres nous montrent qu’ il y avait déjà, en 1843, une grande maison au même endroit et sans doute des dépendances.
En 1854, la propriété revient à Louis Joseph HURBAIN, puis en 1861 à un certain Augustin GENDRIN, médecin à Paris.

C’est en 1865 que la maison définitive, que nous voyons sur les photos, est construite, avec ses dépendances, sur la même assise que l’ancienne maison, et plus grande.
La villa traverse les bombardements de la guerre de 1870 sans dommage majeur, semble-t-il.
Puis en 1892 elle devient la propriété d’Henri HEURTAULT, chef de bureau au ministère de la Marine, qui la revend vers 1897 à Aimé Nicolas Constant AUBERT un employé de commerce boulonnais qui y résidera 30 années. Il nous est bien difficile d’en savoir davantage sur ces derniers personnages. En 1905 on la connait sous le nom de « villa de la Feuillée ».

Le Cercle des Usines Renault
C’est le 27 novembre 1925 que la société Renault, dont l’usine a atteint des proportions gigantesques, achète la propriété d’Aimé Aubert, alors très âgé (il mourra à 99 ans). Plutôt que de raser la villa et installer des ateliers, comme à son habitude, Renault la conserve et y déménage le Cercle des Usines Renault (préalablement installé dans la villa Fountaine dont nous parlerons un jour). Créé à l’issue de la première guerre mondiale par Louis Renault, le Cercle était une sorte de club de détente à l’usage des cadres et agents de maîtrise de l’usine. Le numéro du magazine « Prise Directe » de 1939, ci-dessous, nous décrit ce qu’on y trouve:
« …Il y dispose d’un parc ombragé, d’une bibliothèque et d’une salle de lecture, de salles de culture physique, de billards et de jeux divers ….Le Cercle continue à jouer son rôle : détente et distractions »

Bombardement
La villa disparait des photos aériennes en 1945, vraisemblablement détruite par les bombardements alliés de 1942 ou 1943. Sur la photographie, seuls subsistent les murs. Le Cercle des Usines Renault déménagera rue des Abondances et on bâtit deux nouveaux bâtiments. La pièce d’eau sera encore visible sur les photos aériennes de 1960 et le parc semblera préservé jusqu’en 2000.

Un vestige inattendu
En consultant les images satellites de l’IGN de 2003, nous faisons une observation surprenante : Le terrain est entièrement en travaux, on y bâtit les immeubles actuels… sauf un bout du parc. Pourquoi avoir préservé ce bout de jardin ? Une hypothèse nous traverse l’esprit : et s’il restait quelque chose aujourd’hui ? Nous décidons de nous rendre sur place. Nous passons outre les portes verrouillées, entrons dans le jardin de la résidence et là … nous trouvons un magnifique séquoia de plus de 20 mètres de haut. Aucun doute, nous avons bien là un vestige de la propriété du prince polonais, que les bâtisseurs modernes ont eu la bonne idée de conserver.


Les vestiges du vieux Billancourt ayant échappé à l’industrialisation et aux bombardements sont rarissimes. C’est une magnifique surprise de tomber sur l’un d’eux, fusse un seul arbre !

Les villas disparues de Billancourt:
Les villas disparues de Billancourt






















20 Replies to “La villa de la Feuillée”