À la Belle Epoque, il a stupéfié les parisiens, battu des records et inventé l’hydroglisseur. Qui était le comte de Lambert, propriétaire de l’Ile Seguin avant Renault ?
Avant que Renault n’investisse l’île Seguin, celle-ci est divisée entre quatre propriétaires. Le restaurant Sarreste, de grande réputation, occupe une étroite bande au milieu de l’île. La pointe amont (à droite) était occupée par le tir aux pigeons détenu par Simon Aubry. En aval, Georges Gallice possède un terrain qu’il a refusé de vendre jusqu’à sa mort.
Mais la majeure partie de l’île est la propriété d’une personnalité étonnante : le comte Charles de Lambert.

Homme flegmatique et élégant, le comte de Lambert est l’archétype de l’aristocrate aventurier. De mère russe, né à Madère, fils de général de l’armée russe mais issu d’une vieille famille française, il a un profil atypique. Dans l’effervescence de cette période pionnière, il suit les exploits les Santos Dumont, Voisin ou Farman dans les airs. Il veut tout essayer, avec détermination et enthousiasme.
L’étrange hydroplane
Mais son domaine c’est d’abord l’eau. Il achète en 1904 puis 1907 plus de la moitié de l’ile Seguin à divers propriétaires, Patin, Metzger et Collin. Il y construit dès 1904, avec son complice Paul Tissandier, un « glisseur », baptisé « hydroplane », un bateau à moteur à fond plat conçu pour glisser sur l’eau. Le moteur de 14 chevaux permet d’atteindre 32 km/h, là où un bateau à coque ne peut dépasser 14km/h. Une agence de presse le photographie en 1905, le long de la Seine, entre l’ile Seguin et le quai de Billancourt. L’armée est intéressée et la presse suit les essais.


L’exploit qui stupéfie tout Paris
En 1908, les frères Wilbur et Orville Wright, suite à leur premier vol historique, débarquent en France, attirant toutes les curiosités. Le comte est immédiatement séduit par les américains. Il fait partie des tout premiers élèves de l’école de pilotage créée par Wilbur Wright à Pau et achète deux biplans « Wright Model A ». Le comte de Lambert entre dans le monde des pionniers de l’aviation
En 1908, le Daily Mail propose une récompense de 25 000 francs-or à qui traversera la Manche. Il relève le défi et décide de s’installer dans le Pas-de-Calais pour préparer sa tentative. Mais Louis Blériot, le 25 juillet 1909, atterrit le premier à Douvres mettant fin à ses espoirs.
Il aura sa revanche trois mois plus tard, le 18 octobre 1909. Ce jour-là, le comte de Lambert stupéfie tout Paris et gagne une renommée internationale. Mais laissons le journaliste du Matin raconter, avec son enthousiasme, cet exploit:

« Hier soir vers 5 heures moins vingt, M. Milon, directeur de la tour Eiffel, travaillait paisiblement dans son bureau, lorsque l’un de ses employés, surgissant brusquement, vint lui dire, avec une voix qui bégayait d’émotion: – Monsieur, monsieur, venez vite, un aéroplane se dirige vers la tour ! M. Milon, doutant quelque peu du bon sens de son employé le suivit pourtant et gagna en hâte la troisième plate-forme. Dans la direction de la Grande-Roue, une tache noire grandissait à vue d’œil. Déjà l’on distinguait les deux ailes d’un biplan qui approchait à toute allure. Bientôt on entendait le ronflement du moteur. L’aéroplane passa à une centaine de mètres au-dessus du phare. Il effectua un virage d’une aisance parfaite, et reprenant le même chemin dans les airs, passa à nouveau au-dessus de la Grande-Roue et s’enfonça dans le ciel déjà sombre…. »

« A travers les rues, les avenues, les boulevards, de l’Arc de Triomphe à la Bastille, sur toute l’étendue des fortifications, de la Porte d’Ivry à la Porte de Versailles, les gens s’arrêtaient sur les trottoirs, les voitures sur les chaussées. On criait « c’est un aéroplane ! » – Non, c’est un cerf-volant – Mais si, voyons, c’est un biplan – Allons donc, à qui le ferez-vous croire ? – Je vous dis que c’est un Wright »


« C’était en réalité le comte de Lambert qui, sur son biplan Wright, parti de Juvisy à 4h37, avait filé droit sur la Tour Eiffel, s’élevant jusqu’à 400 mètres au-dessus du sol, culbutant tous les records, sans se préoccuper des périls fous qui le guettaient, sans se demander si une panne moteur n’allait pas le jeter sur les toits et, de là, sur les pavés, et simplement, héroïquement, en se jouant, arrivé à la Tour, évoluait à 100 mètres au-dessus du phare et repartait par la même route aérienne pour rentrer à Juvisy à 5 h30 après être monté à un moment donné jusqu’à 600 mètres et avoir accompli l’une des prouesses les plus éblouissantes qu’il ait été donné aux hommes de contempler. « Le Matin.
Il n’avait prévenu personne de son projet. Les spectateurs du meeting aérien auxquels il avait faussé compagnie, l’ont cru perdu. L’atterrissage s’effectue sous les ovations. Les journalistes accourent de toutes parts. Ils trouvent un comte de Lambert calme, pondéré et juste un peu fatigué par le bruit du moteur. Orville Wright qui assiste au meeting, accourt en personne, il déclarera à un journaliste : « La performance du Comte de Lambert est grandiose, magnifique. Aucune épithète ne saurait rendre ma pensée avec exactitude« . On place les deux hommes dans une automobile et on les mène devant les tribunes où les acclamations redoublent.


le constructeur et le pilote. Source : La vie au Grand Air 1909 – Gallica.
M. Dussaud, président de la compagnie d’aviation, prononce deux mots et invite l’aviateur à raconter son voyage : « Je suis parti, je suis passé au-dessus de la Tour Eiffel et je suis revenu, qu’est-ce que vous voulez que je raconte de plus ? ». On joue la Marseillaise et l’hymne russe en son honneur.
Le Figaro rapporte que, à peine rentré chez lui, les ministres de la guerre et des colonies, qui assistaient à un banquet, l’ont réclamé d’urgence pour le féliciter. « Mais je suis en tenue d’aviateur! ». « Cela ne fait rien, venez tout de suite comme vous êtes ». Charles de Lambert est fait chevalier de la légion d’honneur quelques jours plus tard.
Le 1er juin de l’année suivante, Il cause une grande frayeur lors d’une manifestation aérienne à Issy-les-Moulineaux, en terminant son vol par une descente en spirale. Le service d’ordre doit intervenir pour calmer des spectateurs trop enthousiastes.
L’invention de l’hydroglisseur
En 1913, il reprend ses essais sur la Seine avec son ami Paul Tissandier. Cette fois, il monte une hélice aérienne, plus adaptée pour une embarcation à faible tirant d’eau. La sustentation est assurée par des redans, sortes de patins, ancêtres des foils. En octobre, l’hydroglisseur de 200 cv piloté par Tissandier bat le record de vitesse d’un engin sur l’eau à la vitesse de 98,6 km/h.


![22-5-13_Triel_canot_à_hélice_[...]Agence_Rol_btv1b6925232m_1](https://levillagedebillancourt.fr/wp-content/uploads/2021/06/22-5-13_triel_canot_a_helice_...agence_rol_btv1b6925232m_1.jpeg?w=1024)

À l’issue de la première guerre mondiale il entreprend de construire et commercialiser ses hydroglisseurs. Il fonde ses espoirs sur les besoins de l’armée et des kilomètres de fleuves de l’immense empire français. Pour lui, l’hydroglisseur est idéal pour transporter rapidement troupes et marchandises. Mais l’île Seguin n’est pas le site idéal pour un atelier : il n’y a pas de pont pour acheminer facilement personnel, matière première et outillage.
Vente de l’île Seguin
Pendant ce temps l’industriel Renault cherche à s’agrandir sur l’île et contacte le comte. En juin 1919, il loue la propriété de l’ile Seguin (plus de la moitié de l’île) pour une durée de vingt-neuf ans et neuf mois moyennant un loyer annuel de 40 000 francs pour les quatre premières années et de 45 000 francs pour les suivantes.




Fort de ce financement, le comte crée en 1920, la Société Anonyme des Hydroglisseurs de Lambert. Elle est basée à Nanterre et emploie une trentaine d’ouvriers. Mais le succès tarde à venir.
En juin 1924, il vend finalement sa propriété de l’île Seguin à Louis Renault pour 1,4 millions de francs. Renault possède désormais toute l’île ; on sait ce qu’il en fera. Lambert ne retournera plus jamais sur l’île Seguin.
Les affaires ne marchent pas bien. Le comte répond à un appel d’offres pour du transport de passagers sur le Rhône, mais le bateau est jugé trop bruyant par les municipalités, peu confortable et (ironie) trop rapide, il fait peur aux passagers. Son dernier modèle, en 1931, est équipé d’un moteur Renault. Il peut transporter 40 personnes à 40 km/h.
N’ayant jamais rencontré le succès commercial, la société des hydroglisseurs de Lambert cesse ses activités en 1934. Charles de Lambert se retire en Anjou. Il y meurt à 78 ans en février 1944, désargenté et oublié de tous. Si l’exploit de Blériot a laissé une marque durable, qui aujourd’hui se souvient de celui du comte de Lambert ?
L’hydroglisseur, lui, se porte bien. Il a trouvé son utilité dans toutes les zones marécageuses du monde. Et, preuve que son concept était juste, il n’a quasiment pas changé en un siècle.




Par curiosité, était-il de la Famille Lambert, apparenté de près ou de loin ?
En tout cas, merci beaucoup pour cette (re) découverte 🙏 d’un pan (oublié ?)de l’aviation et quelque part, de la marine (fluviale certes mais liquide quand même ^^).
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Merci pour votre commentaire. Je ne sais pas du tout s’il est lié à la famille Lambert.
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