Il y a quelque temps nous découvrions, sur un obscur site anglophone, un superbe plan intitulé « double house in Billancourt« . Notre sang ne fait qu’un tour : cette maison disparue, au caractère bien marqué, était rue Heinrich et nous la reconnaissons tout de suite !
La voici :

Il s’agit de deux magnifiques planches présentant la maison sous plusieurs angles avec de nombreux détails. En enquêtant un peu nous comprenons qu’elles sont tirées de l’ouvrage « Petites habitations françaises. Maisons – villas – pavillons » de Jean Boussard, publié en 1881, une sorte de catalogue de maisons remarquables récentes.
Bienvenue dans l’étrange villa Dubosson.
Un des belles villas disparues de Billancourt.
Comme pour les autres villas disparues sur lesquelles nous avons été amenés à enquêter, nous l’avions remarquée, fortuitement, il y a plusieurs mois, au détour de quelques photos. Bâtie dans la modeste rue Heinrich, cette maison a échappé aux photographes et éditeurs de cartes postales, pourtant nombreux, qui ont sillonné Boulogne-Billancourt au début du siècle dernier. Pas de trace non plus dans les archives de Renault Histoire, et il y a une bonne raison à cela : Renault ne l’a jamais acquise.
Les premières photos découvertes se limitaient à une vue de l’arrière, prises depuis le jardin des voisins : les Boucher (qui avaient eux-mêmes une belle maison, souvenez-vous) :


La meilleure vue de la façade que nous ayons pu trouver, jusqu’alors, est tirée d’une photo aérienne de 1932 (ci-dessous). Pour vous repérer, on reconnait cet immeuble qui existe encore, à l’angle Heinrich / Jean-Jaurès. La vue est lointaine mais on pouvait déjà juger de l’excentricité de son architecture.

Une bien étrange maison double
La première chose qui saute aux yeux ce sont ces tourelles, un attribut architectural à la mode à la fin du XIXe siècle, apprécié par les propriétaires soucieux de se donner des airs de châtelain. À Billancourt c’est la seule maison à en posséder deux, à notre connaissance. Et c’est plutôt surprenant pour une maison somme toute petite puisqu’elle de fait que 100 m² au sol environ. Elles abritent chacune un escalier.
Mais ce n’est pas la seule curiosité : Regardez bien, il s’agit d’une maison double. Elle est parfaitement symétrique. Elle comporte deux salons, deux salles à manger, deux cuisines, etc….Chaque moitié a son jardin et sa tourelle. Pourtant la structure ne donne guère l’aspect de maisons mitoyennes : au lieu de deux entrées bien séparées, l’architecte a pris soin de les placer sous le même auvent. De même, les fenêtres au-dessus de l’entrée sont situées sous la même arcade et celles sous le toit sont logées dans la même lucarne. Étrange.

Coté rue, la villa est flanquée de deux pavillons jumeaux de trois étages. Ils sont d’un style plus ordinaire, à mansardes.


Les constructions occupent la majeure partie du terrain de 800 m², le jardin est, somme toute, très réduit.
La date de construction de la villa est difficile à établir, d’autant que, concernant le bâti, le cadastre n’est exploitable qu’à partir de 1882. C’est en tout cas avant 1881, année à laquelle les planches ont été publiées. Nous avons déniché une petite annonce du 21 avril 1879, publiée dans le journal « le Temps », qui propose à l’achat 4 pavillons pour 10 000 francs au 6 rue Heinrich à Billancourt. C’est sûrement notre double villa et ses deux dépendances.
Les bâtiments figurent clairement dans les matrices cadastrales de 18821, au numéro 8 de la rue Heinrich, pour la villa, et aux numéros 6 et 10 pour les deux pavillons.
L’architecte Brouilhony
Ces planches nous livrent également le nom de l’architecte : Brouilhony. Cet architecte a laissé à Paris, en1861, un immeuble de rapport à l’angle des rues de la Roquette et Godefroy Cavaignac. Il existe encore aujourd’hui. Il y a travaillé avec un entrepreneur nommé J. Tabanon. L’immeuble présente une ornementation exubérante sur une façade de style Henri IV, faite de brique et de pierre de taille. Un style qu’on retrouve un peu dans la maison de Billancourt.
Nous savons, de plus, que Brouilhony a concouru pour le projet de reconstruction de l’Hôtel de Ville de Paris.
Pourquoi cette maison double ? Pour qui ? Comme d’habitude, nous sommes partis à la recherche des propriétaires et résidents, avec l’aide du Cercle Généalogique de Boulogne-Billancourt.
La famille Tabanon, entrepreneurs et architectes.

La cadastre nous apprend qu’il y avait, rue Heinrich2, un grand terrain vierge appartenant depuis 1872 à un certain Joseph Tabanon. Né dans la Creuse et monté à Paris, il est entrepreneur de travaux publics. C’est sûrement le même Tabanon qui a collaboré en 1861 avec Brouilhony sur l’immeuble parisien vu plus haut.
Il a cinq enfants. Au sortir de la guerre de 1870, les abords sont bien peu construits. Peut-être est-ce lui qui a fait bâtir la villa ? C’est probable. Si c’est lui, alors il n’a peut-être pas vu son achèvement car il meurt à Paris en 1878.
Selon le cadastre, toujours, le premier propriétaire identifié de la villa est son fils, Léon Georges Tabanon (1855-1923). Léon est alors un jeune architecte et ce n’est peut-être pas un hasard. Il est conseiller municipal de Billancourt puis conseiller d’arrondissement de 1885 à 1896. Il n’a peut-être jamais habité la villa non plus, il ne figure pas dans les recensements. On trouve Léon Tabanon, rue de Sèvres en 1894, puis rue du Château en 1911 où il décèdera en 1923. Dans les recensements de 1891 les occupants de la villa sont probablement des locataires.
En 1894, la propriété passe à son beau-frère parisien Jules Louis Dubosson, marié depuis 1879 à Maria Tabanon. Ils y emménagent car on les retrouve dans le recensement de 1896. Ils sont jeunes, 39 et 33 ans, et vivent avec leur fils Julien 14 ans et leur fille Pauline, 7 ans, ainsi que deux personnes probablement à leur service.

Jules y est identifié comme « rentier » mais il est en réalité miroitier à Paris et, en 1903, on le voit secrétaire de la chambre syndicale des miroitiers de Paris. Il est aussi trésorier d’une association vélocipédique.
La veuve Dubosson et ses chambres meublées
Jules décède rapidement en 1907, il n’a que 51 ans. Sa miroiterie est mise en faillite. Maria devient la veuve Dubosson et hérite de la maison, elle y restera jusqu’à sa mort. Son fils Julien meurt pour la France à Bar-le-Duc en 1914. Sa fille Pauline, qui ne semble pas s’être mariée, restera avec elle, au moins jusqu’en 1931.
Avec Maria, le destin de la villa va grandement changer. L’industrialisation du quartier et l’augmentation de la population entraînent des besoins de logement importants. Pour vivre, elle va donc louer ses chambres meublées.


Durant plus de 30 ans, la veuve Dubosson va loger bon nombre de locataires, aussi bien dans la villa du 8 que dans les deux pavillons du 6 et du 10. Les recensements nous donnent leurs noms. Ce sont des ouvriers de chez Renault, pour beaucoup : ajusteurs, manœuvres, tourneurs, cordonniers mais aussi un gardien de la paix, une institutrice, un médecin etc…. Ils sont français, russes, espagnols, italiens, tchèques, yougoslaves, algériens, belges, suisses, roumains, hongrois, turcs. Ils sont là avec ou sans leur famille. On comptera jusqu’à 45 résidents en 1936 chez la veuve Dubosson !
Et la famille y passe aussi : en 1917 elle loge un neveu, Marcel Mignaton au 6 rue Heinrich et, en 1921, sa sœur Julie, mère de Marcel. En 1932, elle loge également sa petite-fille Léontine, (fille de Julien), avec son mari André Gallot, musicien, et leur fille Jacqueline, cinq ans. Ils habitaient auparavant au 247 boulevard Jean-Jaurès. Nous avons essayé d’ordonner les pièces du puzzle en dressant cet arbre :

Qui était la veuve Dubosson ? J’aime l’imaginer en patronne, partageant le quotidien de son petit royaume polyglotte, constitué d’ouvriers et de petit bourgeois. On y entre et sort à toute heure. On l’imagine réprimander les mauvais payeurs, rassurer les mécontents, partager les joies des uns, compatir au malheur des autres, tout cela avec probablement autant de gestes que de paroles.
Maria Dubosson meurt en février 1940, à Laval, mais toujours domiciliée rue Heinrich. Elle a 77 ans dont au moins 44 passés rue Heinrich. Elle n’aura pas vu sa maison sous les bombardements alliés de 1942 et 1943.
Le lent déclin de la villa
Léontine Gallot reprend la maison de sa grand-mère. deux à trois ans plus tard, la villa subit les bombardements de la seconde guerre mondiale, comme sa voisine, la villa Boucher. Quelle est l’ampleur des dégâts ? Au recensement de 1946 on ne compte aucun résident. Les photos aériennes nous en disent davantage:

En 1958 une des deux tourelles a perdu sa pointe. En 1960, les deux pavillons de l’entrée ont disparu3.
Aux archives municipales nous trouvons des permis de construire et d’autres plans. Les permis nous confirment que la villa a bien été sinistrée suite aux bombardements et, à ce titre, peut bénéficier d’indemnités du Ministère de la Reconstruction.
Les plans, établis en 1952 et 1961, nous dévoilent les évolutions successives du bâtiment. Sur le projet de 1952 la maison ressemble encore à celle d’origine, les tourelles pointues en moins. Ce n’est plus une maison double : on y prévoir un seul salon, une seule cuisine, une seule salle à manger. Les deux pavillons sont détruits pour laisser la place à 12 garages, probablement dédiés à la location.


Le plan de 1961 montre une toute autre maison, plus basse et bien plus modeste, bien loin des excentricités des plans de Brouilhony en 1881.
C’est dans cette petite maison que Léontine, la petite-fille de Maria et arrière-petite-fille de Joseph Tabanon, décède en 1972, quatre ans après son mari André Gallot. Après près d’un siècle de présence, c’est la fin de la famille Tabanon-Dubosson-Gallot rue Heinrich. Ce n’est pas si loin, les avez-vous connus ?
En 1973, la maison a bel et bien disparu. À sa place apparait ce grand immeuble d’habitation blanc de quatre étages qu’on peut toujours voir aujourd’hui.

Cette villa disparue de Billancourt aura été le lieu de vie de cinq générations d’une même famille sur près d’un siècle. Leur mémoire est ici restaurée.
Avec le Cercle Généalogique, nous sommes partis à la recherche de leurs descendants dans l’espoir d’en savoir davantage. La piste la plus sérieuse nous a mené jusqu’à la fille de Léontine Gallot, au Canet-des-Maures. Après plusieurs tentatives de contact sans réponse, nous avons du abandonner. Nous n’aurons pas de photos de famille et leur visage nous restera à jamais inconnu. Mais,…. qui sait, peut-être un jour ?
Illustration entête : plan de 1952 vue depuis la rue Heinrich – archives municipales.
Les villas disparues de Billancourt






















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