La villa Morgan

Il y a quelque temps, en parcourant les photos anciennes de la famille Boucher, datant de la fin du XIXe siècle, nous repérons un personnage à l’allure particulière avec sa moustache abondamment fournie. La légende de la photo nous donne son nom: « Edgar Morgan », sûrement un ami de la famille. Il apparait à plusieurs reprises, dans le jardin des Boucher, ainsi qu’un autre Morgan, prénommé « Albert ». Qui sont-ils ?

Sur une autre photo de la famille Boucher nous découvrons un autre jardin, avec une passerelle et un kiosque. La légende nous interpelle : « Jardin de la rue Heyrault, Morgan 1897 ». Tiens, tiens, cet Edgar Morgan serait-il aussi de Billancourt ?

Un coup d’œil au recensement nous confirme la présence d’un Edgar Morgan et de sa famille en 1891 au 7 rue Heyrault. Nos recherches sur les cartes postales de l’époque ne donnent rien mais les photos aériennes de l’IGN nous montrent à cette adresse une maison. C’est une belle et grande maison, flanquée de deux dépendances et entourée d’un grand jardin. Elle n’existe plus aujourd’hui.

Nous avons trouvé une nouvelle villa disparue de Billancourt !

Elle est située entre le marché de Billancourt et la Villa de la Feuillée dont elle domine le parc (une belle villa disparue, souvenez-vous).

Armé de ces informations nous menons nos recherches généalogiques habituelles pour rechercher des descendants. Et nous avons de la chance car nous identifions assez vite l’un d’eux sur une base de données généalogiques. Nous parvenons à le contacter. Rapidement il nous guide vers une personne qui possède les archives familiales. Au Village de Billancourt, c’est le scénario rêvé ! Après un long contact téléphonique et la transmission de documents inédits, nous sommes en mesure de raconter son histoire.

La villa Morgan

Tout d’abord, on nous fournit une photo de la maison. C’est une demeure imposante de quatre étages, mansardée avec un perron surmonté d’un balcon et un autre perron côté jardin. Une maison de style sobre mais sans doute une des plus grandes du quartier. Le cliché est de bien piètre qualité mais c’est la seule que nous ayons1. Il faudra nous en contenter.

D’autres photos nous donnent une meilleure vue du perron. On y trouve la famille posant derrière la moustache d’Edgar.

Edgar Morgan n’est pas le propriétaire des lieux, c’est sans doute une location. Le propriétaire s’appelle Edouard Bougeneaux. Ce parisien la tenait de son père qui la possédait déjà en 1860 et peut-être même avant. Il nous faudrait rechercher dans les archives d’Auteuil. L’examen du cadastre nous montre qu’il y avait dès 1842 une maison à cet endroit précis, avec les mêmes dépendances . La maison serait-elle parmi les plus anciennes de Billancourt ?

Au recensement de 1896, la famille vit avec Anastasie Gal, femme de chambre et la cuisinière M. Foultier. Au 7bis (dans les dépendances ?) vit la famille du menuisier Joseph Lechat.

Mais qui est Edgar Morgan, au juste ? Et que fait-il à Billancourt ?

Le joailler de la rue de la Paix

Pour certains, Edgar Morgan est un des grands oubliés de la joaillerie parisienne. Il a eu une renommée qui a largement dépassé les frontières de la France. Seules quelques pièces sont connues de lui.

Après un premier atelier rue de Monsigny, il reprend en 1886 la boutique convoitée du Joailler Bassot, négociant en diamants et perles, au 17 rue de la Paix. C’est une adresse prestigieuse, entre l’opéra et la place Vendôme.

Il y propose des bijoux de qualité supérieure et semble avoir disposé d’œufs de Fabergé, objets très rares et recherchés. Il réalise la couronne du couronnement canonique de Notre-Dame de Guadalupe en 1895 pour l’Archevêque de Mexico, représentant du pape.

Nous n’avons malheureusement pas trouvé beaucoup des ses réalisations sur le net. En voici tout de même quelques unes.

Cette délicate broche en forme de libellule en or rose et argent, est à nos yeux, l’une de ses plus belles pièces. Elle est montée avec des diamants et saphirs de taille ancienne et deux rubis pour les yeux. Il est amusant d’apprendre que l’une de ces libellules se trouve aujourd’hui en possession d’un membre de la famille Boucher. Il en connait désormais la provenance.

Il ouvre également une boutique à Nice, au 10 quai Masséna, puis à Biarritz, au 11 rue Mazagran .

Un père de famille nombreuse.

Edgar Morgan est né en 1842 à la Rochelle d’un père anglais enseignant expatrié en France. Il épouse en 1875 Marthe Delannoy, fille d’un pharmacien du nord de la France. De leur union naissent pas moins de neuf enfants, entre 1876 et 1893.

Edgar n’est pas un modèle de vertu et Marthe lui reproche souvent ses infidélités. Mais l’amour est le plus fort et le pardon prévaut. Les photos le montrent dans des situations inhabituelles : on le voit en marinière très décontractée (pour cette fin de XIXe siècle), ou s’essayer à des effets spéciaux photographiques ou juché sur une grosse Mercédès.

Les Boucher ont conservé la mémoire de ce jour où il fallut rechercher partout dans Billancourt le singe domestiqué des Morgan, qui s’était échappé.

Les Morgan ont la bougeotte, c’est leur troisième adresse à Billancourt ! L’état civil nous révèle que, en 1876, ils habitaient au 4 rue du Cours (avenue Emile Zola) , puis au 115 rue du Point du Jour en 1877 et 1878, puis à Paris dans les années 1880 pour aboutir, enfin, au rue 7 Heyrault entre 1890 et 1900.

Parmi les documents transmis par les descendants figure ce beau portrait de famille. Le cliché date de la fin du XIXe siècle et montre les enfants Morgan autour de leur mère. Il est pris dans le jardin de la rue Heyrault, à l’heure du thé.

Présentons quelques uns de ces enfants : Albert est né à Billancourt. On le voit souvent sur les photos des Boucher. Il héritera de la boutique de la rue de la Paix et, après le décès de sa femme, vivra en compagnie de la mère du journaliste sportif Antoine Blondin.

Sa sœur Renée est une très belle femme. Dans le jardin de la rue Heyrault, un aspirant de marine, Henri Martin, tombe sous le charme. C’est le fils d’un ami de la famille, le diamantaire Eugène Martin. Renée et Henri se marient à Paris en 1900. Elle a 20 ans.

Dans la famille, on raconte qu’Edgar, joaillier, avait de grosses dettes envers le diamantaire et que ces dettes ont été opportunément épongées à l’occasion de ce mariage. Mais peut-être y a-t-il une raison plus triviale : Edgar est décédé. Il n’a pas connu la joie de mener sa fille à l’autel car il meurt un mois avant le mariage, le 5 juin 1900, à son domicile de la rue Heyrault. Il avait 57 ans.

Au recensement de 1901 les Morgan ont, semble-t-il, quitté Billancourt. Où sont-ils partis ? Une piste : Marthe, sa veuve, décède à Toulon en 1928 à l’âge de 75 ans.

L’ère du danois Erichsen

Ajoutons quelques mots des occupants suivants. Charles Auguste Erichsen est né au Danemark en 1858 et est naturalisé français en 1906. Il acquiert le 7 rue Heyrault en 1920 où installe sa grande famille et son personnel scandinave.

Il est un négociant international, notamment, dans le florissant secteur sucrier. La cinquantaine passée et sa fortune faite, il bâtit un projet agricole sur le type du novateur modèle scandinave.

Il achète près de Vendôme un domaine sur lequel il fait bâtir une grande ferme-modèle (dont le plan figure sur l’étiquette ci-dessus). Pour ce projet, Charles Auguste Erichsen compte sur le concours de sa famille et le travail de dizaines d’ouvriers danois. La ferme peut accueillir 175 vaches laitières, entreposer plus de 200 tonnes de paille et 54 tonnes de céréales. La fromagerie fonctionne dès 1924 et produit un… camembert !

Mais, les standards d’hygiène qu’il s’impose coûtent cher et la rentabilité n’est pas au rendez-vous. En avril 1928, usé et malade, Charles Auguste s’éteint en son domicile de la rue Heyrault. De cette ferme, il ne reste plus aujourd’hui que deux tours.

La fin de la villa du 7 rue Heyrault

Nous n’avons pas d’information sur les occupants suivants. La maison a résisté aux bombardements alliés. A notre grande surprise, elle est toujours là au début des années 60, avec son jardin. Qui y habite ? Toute information est la bienvenue.

En 1973 elle disparait et, à la place, se dresse l’immeuble d’habitation qu’on peut voir aujourd’hui.

Encore une villa qui disparait à Billancourt. Cette fois on ne peut accuser ni l’industrie, ni la guerre. La désertion des riches familles du XIXe siècle aura suffi.


Les villas disparues de Billancourt

Villa Solferino carré
Villa 10 rue Solferino

Villa Renault
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Ferme carré
Ferme de Billancourt

Maison du prince polonais
Villa Boucher carré
Villa Boucher
  1. Nous trouverons une autre photo, bien meilleure, datée de 1905. C’est celle qui figure en tête d’article. ↩︎

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