Le vaisseau volant de monsieur Blanchard

Nous sommes le mardi 2 mars 1784. Il est deux heures moins le quart. Charles Guitelle, nourrisseur de bestiaux à la ferme de Billancourt, quitte brusquement l’étable et court, affolé, au logis. Il tambourine à la porte comme un beau diable. Le propriétaire des lieux, Jean-Pierre de Joantho Dujeant, écuyer et seigneur de Mignabure, en sort. Guitelle le saisit par la manche et désigne dans le ciel l’objet de ses alarmes : « Là, monsieur, regardez ! ». Les deux hommes découvrent, interdits, une grande sphère qui se dirige vers eux. Un étrange objet survole la plaine de Billancourt à basse altitude.

« Serait-ce l’aérostat des Montgolfier ? » se demande Joantho. Il y a quelques mois, en novembre 1783, Pilatre de Rozier et la Marquis d’Arlandes avaient été les premiers hommes à s’élever librement les airs. L’histoire avait fait grand bruit dans Paris.

Le vaisseau passe, en silence, à quelques toises au-dessus d’eux, lorsqu’une silhouette se profile sur le bleu du ciel et les hèle : « Holà, messieurs ! m’assisterez-vous ? ». Guitelle met ses mains en porte-voix et répond « Que devons nous faire ? ». La voix répond « suivez-moi ! ». Le globe s’éloigne lentement, perdant progressivement de l’altitude. Guitelle et Joantho se lancent à sa poursuite.

Le ballon est maintenant très bas. Les hommes peinent à le suivre. « Saisissez ces cordages » intime l’homme volant. Guitelle saisit l’une des deux cordes qui pendent du vaisseau et s’arque-boute pour arrêter l’énorme machine. Mais une bourrasque arrache la poigne de fer du colosse au moment où Joantho arrive, à bout de souffle. Le ballon repart aussitôt et la poursuite reprend. L’aérostat est maintenant proche du pont de Sèvres lorsqu’il touche terre à plusieurs reprises. Les deux hommes parviennent à immobiliser la nacelle de l’appareil en plein champ et le ballon se couche au sol.1

Rapidement, une foule arrive de Sèvres et de Paris, parfois à cheval, et entoure le ballon maintenant dégonflé. On acclame l’aérostier « Vive Blanchard ! ». Mais qui est ce Blanchard ?

Le premier vol habité de Jean-Pierre Blanchard

Jean-Pierre Blanchard est un jeune inventeur passionné et touche-à-tout. L’homme travaille depuis plusieurs années à un « vaisseau volant ayant la forme d’un oiseau, muni de six ailes et d’un gouvernail ».

Jean Pierre Blanchard
Jean Pierre Blanchard – Library of Congress

Après plusieurs expériences sans pilote, Blanchard, 31 ans, est prêt à tenter son premier vol habité avec un ballon de son invention. Ce matin du 2 mars 1784, le ciel et le vent sont cléments. Le lieu de départ est choisi, c’est le Champ de Mars, l’objectif sera la Villette. Il sera le pilote, et sera en compagnie d’un ecclésiastique, le bénédictin Dom Pech. Pour assister au départ il faut avoir son billet et Blanchard en a vendu beaucoup.

Soudain, un jeune homme sort de la foule, armé d’une épée. Cet homme, du nom de Dupont de Chambon, veut monter dans la nacelle à la place de Dom Pech et le blesse. Blanchard parvient à le désarmer mais est blessé à son tour à la main gauche. Dans la lutte, les rames de plume qui lui servent à diriger l’engin sont endommagées et les instruments de physique dans la nacelle sont détruits.

Blanchard décide, malgré l’incident, de poursuivre sa tentative sans Dom Pech. Sa main gauche étant blessée, il utilisera sa jambe pour manœuvrer les rames. A midi et demie, le ballon s’élève sous les acclamations de la foule.

L’aérostat fait 27 pieds de diamètre (huit mètres). Contrairement à celui des Montgolfier qui était gonflé à l’air chaud, celui-ci est rempli d’hydrogène, un gaz bien plus léger. Sous le ballon, l’aérostier déploie un grand « parasol » qui a pour objectif de freiner une éventuelle chute. La nacelle est équipée de quatre rames en plumes actionnées par la force des bras, permettant de piloter l’engin; c’est une nouveauté (mais on constatera vite le peu d’efficacité de ce dispositif qui sera abandonné dans les expériences ultérieures).

Le ballon traverse la Seine et passe au-dessus du village de Passy où il reste stationnaire durant un quart d’heure. La vue alentour est magnifique et terrifiante à la fois. En bas les curieux sont à peine visibles. Le ballon ne se laisse pas diriger malgré les tentatives de Blanchard de rejoindre la Villette en ramant. Les bascules de vent l’emportent ensuite vers le sud et le stabilisent au dessus de Montrouge où il reste 15 minutes. Puis le vent pousse le ballon qui repart lentement vers l’ouest en perdant de l’altitude. Blanchard lâche du lest et traverse à nouveau la Seine. Alors qu’il se dirige vers le pont de Sèvres et les coteaux de Meudon, il repère la route de Versailles. Il parvient à se poser dans la Plaine de Billancourt à proximité du pont et de l’actuelle rue de Sèvres.

Malgré l’incident du départ, le bris du matériel et l’objectif manqué de la Villette, cette journée du 2 mars 1784 est une réussite. Blanchard est parvenu à voler durant une heure et quart dans le ciel de Paris et parcourir environ quinze kilomètres. Dès le lendemain, l’exploit fait le tour des journaux et des conversations. Jean-Pierre Blanchard s’est fait un nom.

Les récits s’accompagnent d’illustrations quelque peu fantaisistes réalisées par des dessinateurs qui n’étaient pas sur les lieux.

Le récit de Blanchard lui-même est emprunt d’anecdotes auxquelles il ne faut pas trop accorder de crédit. Entre autres, il déclare avoir été saisi par la faim et par un froid intense. Il dit aussi avoir presque perdu connaissance à cause de la légèreté de l’air et regretter de n’avoir pas avec lui son tabac à priser. Il aurait selon lui échappé à une chute dans la Seine s’il n’avait ramé pour survoler la terre ferme. Son récit est moqué et qualifié de « gasconnades à la Blanchard »

La première traversée de la Manche par les airs

Cette journée du 2 mars 1784, n’est que le début de la célébrité de Jean-Pierre Blanchard. Il effectue la même année deux vols à Rouen puis un vol à Londres. L’année suivante, le 7 janvier 1785, il devient le premier homme à traverser la Manche par les airs, avant Blériot, lui assurant une renommée au-delà des frontières.

Il enchaîne alors les démonstrations dans le monde entier, de la Hollande à l’Allemagne. A Lille, il laisse tomber un chien en parachute; il arrive indemne au sol. A Gand il monte trop haut, le froid étant insupportable il crève le ballon, coupe les liens de la nacelle tandis qu’il touche le sol sans dommage, accroché aux cordages.

En 1793, alors que la France subit la Terreur révolutionnaire, il s’installe pour quatre années aux Etats-Unis où il effectue des démonstrations devant le président George Washington et ses successeurs.

Le 20 février 1808, lors de sa 66ème ascension près de La Haye, il est frappé d’apoplexie et chute de 18 mètres de hauteur. Il est soigné et transporté en France. Il y meurt un an plus tard, probablement des suites de ses blessures.

Mais le nom de Blanchard continue de faire parler : sa seconde épouse, Sophie Blanchard, devient la première aérostière professionnelle. Elle accumule les vols jusqu’au 6 juillet 1819. Ce jour-là, alors qu’elle est en démonstration à Paris, elle lance des fusées d’artifice depuis son aéronef. L’un d’eux enflamme l’enveloppe du ballon gonflé à l’hydrogène. Celui-ci descend lentement mais, alors qu’il passe au dessus des toits, une cheminée renverse le contenu de la nacelle et l’aérostière se brise la nuque en tombant dans la rue de Provence.

Un siècle plus tard, Billancourt deviendra le berceau de l’industrie aéronautique. Ce seront des « plus lourds que l’air » comme ceux des frères Voisin, de Farman ou d’Esnault-Pelterie. Et ceux-là ne seront pas arrivés à Billancourt par hasard.


1L’intervention de Joantho Dujeant et Guitelle, personnages bien réels de la ferme à l’époque, est fictive.

3 Replies to “Le vaisseau volant de monsieur Blanchard”

  1. Y’a-t-il une découverte qui ne soit pas passée par Boulogne-Billancourt? J’en doute. Chaque fois plus curieux et intéressé par ces articles. Merci.

    J’aime

Laisser un commentaire