Aujourd’hui, quand vous arrivez à Boulogne-Billancourt par le pont de Sèvres vous êtes accueilli par les tours CityLights. Ce sont ces tours hexagonales grises qui se dressent sur la droite de l’avenue du général Leclerc. Qui sait qu’il y avait, à cet endroit, l’un des plus prestigieux carrossiers français du XXe siècle ?
Voici l’histoire de trois générations qui ont habillé les plus belles voitures du monde. Elle se terminera tragiquement, sous le feu croisé du peloton d’exécution et des bombes alliées.
Une dynastie de carrossiers de luxe.
Georges Kellner, le grand-père, nait le 26 février 1831 à Vienne, en Autriche. Arrivé à Paris, il travaille dans le métier de la carrosserie (oui le carrossier fabrique des carrosses). Il se met à son compte et installe en 1873 une grande fabrique, au 109 avenue de Malakoff dans le XVIe arrondissement. Sa société emploiera de 500 à 600 ouvriers. Il remporte une médaille d’or à l’exposition universelle de 1878 et devient rapidement réputé pour la qualité de ses attelages.



Kellner livre des voitures de luxe aux familles royales du monde : au Khédive d’Egypte, aux sultans Ottomans, aux cours de Suède, d’Autriche, etc…
L’essor du moteur à combustion au début du XXe siècle, entraîne la disparition rapide du cheval. Georges Kellner s’adapte et passe avec succès de la voiture hippomobile à la voiture automobile.
L’arrivée à Billancourt
C’est en 1906 qu’il acquiert, à Billancourt, plus de trois hectares de terrains au pont de Sèvres, le long de la Seine, d’une certaine Marie Eugénie Robillard, veuve Maingot. C’était, au début du XIXe siècle, une propriété du maire de Boulogne, Jean-François Collas. Rapidement, il y bâtit une forge, une menuiserie, une tôlerie, des garages et divers ateliers. Il y intègre les bâtiments de l’ancien orphelinat pour jeunes filles des Orphelins d’Auteuil, situés à l’angle de la rue du Vieux Pont de Sèvres.


Son usine est à Billancourt, mais ses bureaux et son salon d’exposition sont au 127 de l’avenue des Champs-Elysées. On trouve sur les sites de vente en ligne de nombreuses cartes postales représentant les ouvriers posant avec fierté devant le portail de l’usine.



La première guerre mondiale éclate. Kellner et ses fils mettent leurs installations au service de l’effort de guerre. Il est l’un des principaux constructeurs des fameux biplans SPAD. Il conçoit et réalise les blindages de véhicules Mors pour l’armée belge. Georges meurt en 1916 et son fils, Georges Jean (1862-1931), lui succède.
Le carrossier de l’aristocratie


Entres les deux guerres, Kellner habille les plus grandes marques, comme Rolls Royce ou Hispano-Suiza, mais aussi les plus grands modèles de son voisin Renault. Ses réalisations s’exhibent dans les salons et les concours d’élégance. C’est l’époque des belles voitures au capot interminable qui impressionnent tant les curieux. En 1930, le baron de Rotschild possédera une Cadillac carrossée par Kellner.


Il est le créateur des « torpédo-scaphandriers » terme inspiré par la cabine arrière qui avait une forme de casque de scaphandrier.


Son style est caractérisé par des lignes sobres et tendues, et par une élégance irréprochable.
Son nom est associé à la fameuse Bugatti type 41 dite « Royale », un modèle prestigieux, destiné aux têtes couronnées et aux plus fortunés. Elle n’a été construite qu’en sept exemplaires. C’est un monstre hors norme de trois tonnes, de 6,4 mètres de long et de douze litres de cylindrée. Elle est considérée aujourd’hui comme une des voitures de collection les plus exceptionnelles de l’histoire. Elle détiendra pendant près de 20 ans le titre de voiture la plus chère vendue aux enchères.
L’exemplaire n°5, construit en 1927 et portant le numéro de châssis 41.141, est carrossé en coach1 en 1931 par Kellner sous une belle livrée noire et bleue. Elle n’est pas vendue et restera longtemps dans la famille Bugatti.


Jacques Kellner (1894-1942), le petit-fils, prend à son tour les rênes de l’entreprise à la mort de son père.
L’aventure aéronautique
À la fin des années 20, il entreprend la diversification de ses activités et crée avec Louis Béchereau, l’un des pères des avions SPAD, la société Kellner-Béchereau. La société est également basée à Billancourt. Il propose des modèles pour l’armée, mais sans succès

En 1935, alors que son grand voisin Renault a encore besoin de s’agrandir, Kellner lui cède une partie de son terrain, côté rue du Vieux Pont de Sèvres. À la veille de la seconde guerre mondiale, Kellner reçoit enfin une commande de la Marine pour son modèle E60, pour équiper les porte-avions français, mais les évènements vont mettre un terme à ce projet.
Résistant et fusillé
La seconde guerre mondiale sera fatale à cette belle entreprise. Il n’y a plus de commandes de voiture de luxe. Durant l’occupation, alors que sa société est à l’arrêt, Jacques Kellner entre en résistance, avec son ingénieur Georges Paulin. Il devient directeur du réseau britannique « Alibi » et se livre à des activités de renseignement. Il agit en liaison avec le réseau Klan du colonel de La Rocque, formé avec d’anciens croix-de-feu. Il devient, par ailleurs, en 1941, président de la chambre syndicale des carrossiers et constructeurs de voitures de France.
Le 31 octobre 1941, suite à une dénonciation anonyme, il est interpellé. Un poste émetteur-récepteur est saisi dans son entreprise. Incarcéré à la prison de Fresnes, il comparaît le 20 mars 1942 devant un tribunal allemand. Il est condamné à mort avec quatre membres du réseau pour « espionnage et aide à l’ennemi ». Il est fusillé le 21 mars 1942 au Mont-Valérien.


Il est décoré de la Médaille de la Résistance et de la Croix de guerre à titre posthume. Plusieurs rues et une école portent son nom aujourd’hui.
Le bombardement de l’usine de Billancourt
1942 est décidément une année catastrophique pour Kellner puisque c’est aussi l’année de la destruction de son usine de Billancourt. Le 3 mars 1942, 235 bombardiers de la Royal Air Force Bomber Command décollent d’Angleterre pour bombarder l’usine Renault. Une année après, c’est au tour des américains de larguer leurs bombes sur la ville. L’usine Kellner est durement touchée. La société ne s’en relèvera pas. L’activité aéronautique est reprise par le constructeur Morane-Saulnier.


Après 40 années de présence au pont de Sèvres, c’est une des pages les plus prestigieuses de l’histoire de l’industrie française qui disparait de Billancourt. Les lieux resteront à l’abandon, durant de longues années. Vers 1960, on y tracera le grand échangeur du pont de Sèvres actuel. Vers 1976, les tours hexagonales verront le jour. Elles seront rénovées entre 2007 et 2016 et baptisées « tours CityLights ».

Voir également les ouvrages : « L’affaire Kellner » par Peter Larsen et Ben Erikson (consultable aux archives municipales) et « Kellner, une dynastie de Carrossiers » par François Vanaret,
- Coach : conduite intérieure à deux portes et quatre glaces latérales ↩︎


