C’est aujourd’hui un immeuble blanc et noir, place Jules Guesde, abritant le restaurant japonais « Hokkaido » que les habitués du quartier connaissent bien. Durant tout le XXe siècle ce grand café-hôtel-restaurant aura proposé à boire, à manger et à dormir à des générations entières de Billancourtois et d’ouvriers de chez Renault. Et, surprise, nous y avons découvert une salle de spectacle ! Enquête sur un lieu très fréquenté de la place Nationale.
Le Grand Comptoir du Point du Jour affiche sur sa façade « hôtel-restaurant-café-billard ». Situé sur la place Nationale (Jules Guesde), au numéro 5, séparé de l’épicerie Courtois (aujourd’hui agence BRED) par la rue du point-du-jour, il apparaît sur les photographies dès les années 1900. C’est l’un des huit cafés ou restaurants qu’on comptera sur la place (voir la « petite histoire de la place Jules Guesde« ).



La construction du bâtiment semble remonter à 1863, par un certain Charles Judissé, qui résidait juste à côté, sur la rue du Point du Jour. À l’époque, Billancourt ne comptait que 2 000 habitants. Entre 1889 et 1914, le propriétaire est un parisien nommé Pierre Warnault.
L’hôtel-restaurant semble avoir changé de gérant un grand nombre de fois. Entre les annuaires, les recensements et les devantures, on peut reconstituer les différents patrons : Achile Alié, limonadier en 1891 puis A. Leseur vers 1900. Celui-ci tient l’hôtel, semble-t-il, baptisé alors « Hôtel du Rond-Point ». On trouve ensuite le marchand de vins Louis Jonas en 1901, S. Cassan en 1907 puis A. Roussel vers 1910.
Tout ça fait beaucoup de patrons en si peu de temps ! Pourquoi ?
Arrive, alors, un certain Auguste Sabrié. Né dans l’Aubrac en 1873, ce marchand de vins apparait au recensement de 1911. Il devient même propriétaire en 1914, d’après le cadastre. Sabrié gère déjà un restaurant à Paris, au 53 boulevard de Grenelle, mais réside place Nationale avec sa femme, Euphrasie Albouze, un cousin garçon de café et une domestique.

Et une salle de spectacle
Auguste Sabrié dépose une demande de permis de construire à la mairie en 1910. Il veut construire, à l’arrière de son hôtel-restaurant, une salle de concert. Il y joint des plans, tracés par un architecte. Les voici, récupérés aux archives municipales :



La salle Sabrié (appelons-la comme ça) est enregistrée au cadastre à partir de 1914.
L’accès s’effectue depuis le 127 rue du Point du Jour, à l’arrière du restaurant. La salle propose 150 places, une petite scène mobile et une buvette. La salle communique avec le restaurant via un vestibule. Au-delà des concerts, Sabrié a-t-il la volonté d’y projeter des films de cinéma ? D’y organiser des meetings ou des spectacles de music hall ? Ces salles étaient très populaires à Billancourt à la Belle Epoque. La salle Sabrié vient rejoindre le Mignon Palace (Artistic Palace), le Casino de Billancourt et l’Alhambra. Cette nouvelle salle, si proche de la sortie des usines Renault, a tout pour connaître le succès.
Que s’est-il passé ?
Nous avons recherché des éléments de sa programmation un peu partout dans la presse de l’époque. Mais, étrange, nous ne trouvons aucune trace. Il n’y a rien dans les annuaires non plus. Les photos ne montrent ni enseigne, ni affiche. Aucun meeting ne semble y avoir été programmé (chose courante pourtant). Rien aux archives nationales ou à la BNF. La salle est pourtant notée comme « salle de spectacle » au cadastre jusqu’en 1933. Comment expliquer cela ? A-t-elle vraiment vu le jour ? Si oui, peut-être n’a-t-elle jamais été réellement exploitée? La salle Sabrié nous fait l’effet d’une salle fantôme.


Plusieurs explications peuvent être avancées : la Grande Guerre, d’abord, qui éclate en 1914. Enfin, nous avons trouvé des trace d’une faillite de Sabrié en 1913, mais elle ne semble pas concerner son affaire de Billancourt. Pour ma part, je crois que c’est la concurrence qui a tué la salle Sabrié dans l’œuf. En effet, c’est à la même époque qu’est construit le Mignon Palace (Artistic Palace, aujourd’hui), situé à moins de 100 mètres de là, à l’angle de la rue Solferino. En 1913, le Mignon Palace propose 950 places, 10 séances par semaine et un beau programme avec des spectacles et les plus beaux longs métrages de l’époque. La salle Sabrié ne fait pas le poids.
Au lendemain de la première guerre mondiale, Auguste Sabrié n’est plus à Billancourt, le patron de l’hôtel-restaurant s’appelle maintenant Charrière. Auguste Sabrié meurt en 1926 dans le Calvados, aura-t-il seulement une fois exploité sa salle de spectacle ?
Les années 30
La famille Warnault redevient propriétaire de l’immeuble en 1933.

Dans les années 30, on trouve le nom de « Jules Marcon » dans les recensements et sur la devanture . Puis le café-restaurant devient la « Brasserie Marteau« , du nom de son patron : Pierre Marteau. À l’époque, la place Nationale est très fréquentée, surtout à l’heure de sortie des usines, car Renault est devenu un géant qui emploie 30 000 à 40 000 ouvriers. La brasserie est témoin des tensions sociales, occupations, et manifestations des années 30, après l’arrivée du Front Populaire. Dans les étages de l’hôtel meublé vivent des ouvriers: mécaniciens, ajusteurs, tourneurs ou employés, beaucoup travaillent chez Renault.



Disparition de la brasserie Marteau
En 1949, on trouve dans les journaux mention d’un incendie au 127 rue du Point du Jour, mais il s’agit d’un hangar et non d’une salle de spectacle. La brasserie Marteau existe toujours en 1951 et organise des goguettes au profit du journal « l’Humanité ».
À la fin du XXe siècle, l’hôtel-restaurant prend le nom de « bar du Point-du-Jour ». Le départ de Renault en 1992 affecte irrémédiablement sa fréquentation. Il est démoli en 2008, après près d’un siècle et demie d’existence.


À la place, on bâtit un immeuble qui lui ressemble un peu, est-ce voulu ? On retrouve le pan coupé et le rez-de-chaussée de couleur noire. Les trois premiers étages ont sensiblement le même aspect et les mêmes volumes. Les étages supérieurs sont en retrait, d’une teinte différente et séparés nettement du reste par un balcon filant noir.


Avec l’immeuble de 1863, son café-restaurant et son hôtel, disparait le mystère de la salle Sabrié.


