En 1860, Billancourt ne compte que 1800 habitants, le pont de Billancourt n’existe pas encore et les abords se résument à un chemin de halage longeant la rive, face à l’île Saint Germain. À cette époque de grandes transformations, on veut désenclaver la boucle de la Seine et relier Boulogne à Issy, Meudon et Clamart.
Pour ce faire, le pont de Billancourt est construit en 1862. Il faut maintenant tracer de grands axes vers Paris et Boulogne. Sous la supervision du baron Haussman, on perce en 1864 l’avenue des Moulineaux (Pierre Grenier), puis, en 1869, le boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès) vers l’église de Boulogne.



La guerre de 1870 vient tout interrompre. Dans l’alignement de la photo ci-dessus, le nouveau Boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès) passe au milieu de terrains nus. Le premier édifice est une simple cabane d’octroi en bois (à gauche) à l’entrée du pont. L’endroit est complètement méconnaissable !
En 1893, on prolonge la rue de Saint-Cloud (Yves Kermen). Tout converge maintenant vers le nouveau pont reconstruit. Un nouveau quartier est prêt à sortir de terre.
C’est à la fin du XIXe siècle que les premières vraies constructions arrivent, avec leurs cafés et leurs commerces, sur ce qu’on peut maintenant appeler une place. Ces bâtiments sont au nombre de quatre, situés aux angles des rues. Nous allons raconter leur histoire, l’un après l’autre.



La semaine dernière nous avons publié le « Café des Amateurs » de Joseph Gavard, un savoyard amateur de cyclisme. Ce restaurant existe encore aujourd’hui sous le nom « Côté Rive ». Si vous ne l’avez pas encore lu, c’est ici.
Cette semaine, après avoir épluché cadastres, recensements, annuaires, plans, photos et autres archives, nous passons en revue le reste de la place, une place bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, un siècle après.
Le Restaurant du Pont de Billancourt
Commençons de l’autre côté de la rue de Saint Cloud (Yves Kermen), à l’angle des quais. S’y est installé un autre restaurant dont on trouve la trace sous le nom « Le vélocipède », dès 1898 dans le bulletin officiel de l’Union Vélocipédique de France. Sur les cartes postales du début du XXe siècle il prend le nom de « Restaurant du Pont de Billancourt ».
L’immeuble qui l’abrite est en réalité bien antérieur, car aux recensements de 1891 et 1896 il y a déjà une trentaine de locataires à cette adresse (298 boulevard de Strasbourg), dont un monsieur Cocu, heureux époux d’une madame Boudin.


Nous avons retrouvé le propriétaire de l’immeuble : il s’appelle Georges Moreau. Cet ancien épicier parisien ne nous est pas inconnu car, au fil des années il se rendra propriétaire de nombreuses autres propriétés dans tout Billancourt. Profitant de sa position de conseiller municipal, il sera l’un des principaux opposants à Louis Renault lorsque celui-ci cherchera à s’étendre. Négociateur inflexible, Moreau parviendra à vendre à bon prix à l’industriel ses cinq propriétés de la rue traversière et de la rue de Meudon, avec en prime « une voiture 12cv carrosserie conduite intérieure complète, selon le catalogue, plus le compteur » (voir « Le jour où Renault ferma le trapèze« ).
Revenons au restaurant. En 1901, le restaurateur s’appelle Hippolyte Bissières et on y sert de la bière des Moulineaux. En 1924 il est débitant de tabac. Un jeune manœuvre se suicide en 1933, dans une cabine téléphonique de ce café. En 1934 s’installe un bureau de PMU tenu par un certain Joulié.



À la fin des années 60, il est dominé par les grands immeubles Pouillon construits le long de la Seine. Il était encore là à la fin des années 1980, qui d’entre nous s’en souvient encore ?
L’immeuble Boussugue et le café des Sports
Poursuivons notre tour de la place avec l’angle entre le quai du Point du Jour et l’avenue des Moulineaux (Pierre Grenier). À cet endroit on bâtit un immeuble massif en briques de cinq étages dont la forme rappelle celui décrit ci-dessus. On remarque des balcons à tous les étages, portés par de lourdes consoles. Nous ne savons pas exactement à quelle date il est apparu, mais nous connaissons son propriétaire : un certain Jean Baptiste Lucien Boussugue, un négociant de bois et charbon boulonnais, installé au 92 rue Denfert Rochereau, puis 7 rue de Clamart.
L’entrée de l’immeuble est située au 2 de l’avenue des Moulineaux. Cette adresse apparait pour la première fois dans le recensement de 1901. Parmi les 24 personnes qui y sont listées figure un nom connu : Léon Tabanon, ancien propriétaire de l’étrange Villa Dubosson.


Au rez-de-chaussée On trouve deux commerces : une épicerie tenue successivement par Messieurs Forbet, Plessis et Chanié jusqu’en 1932, et une boucherie tenue par messieurs Furby, Deballe, Mathan et Garin.

Du côté du quai du Point du jour, au numéro 75, s’installe le « café-restaurant des Sports ». Il est tenu par un certain Lantier, puis, dans les années 30, par un certain Chalier. Si vous comptez bien, c’est le troisième restaurant de la place.
Aux alentours
Et si aucun menu ne vous inspire, sur la place, il y a encore d’autres restaurants et guinguettes populaires, à l’entrée des quais.



La maison Albiot et Cornichon
Terminons notre tour de la place. À l’angle du boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès) et de l’avenue des Moulineaux (Pierre Grenier), se tient la seule maison individuelle. C’est aussi la plus ancienne habitation de la place puisqu’elle apparait dès 1872. Cette maison blanche à toiture mansardée comprend un grand jardin et des serres. Elle s’ouvre sur la place par un grand portail en fer noir.


La maison est, depuis 1887, la propriété d’un couple de jardiniers : Louis Alexandre Simier et Adélaïde Michaud. Vivant à Clamart, ils la mettent en location. Qui étaient les locataires ?
Selon les recensements vivaient là Jean Albiot (1847-1915), publiciste et homme de lettres, originaire de Saint Gaudens, et son épouse Héloïse Cornichon (Cornichon, oui) (1855-1935), une modiste de Fontainebleau. C’est peut-être elle qu’on voit à sa fenêtre, sur cette photo :

Ils résident là avec le fils Cornichon (jardinier) et deux domestiques : Joséphine Lebozec et Julia Elie (en 1911). Ils occupent la maison au moins entre 1891 et (probablement) la première guerre mondiale.
D’après nos recherches, ce Jean Albiot, pourrait bien avoir été1 le directeur du quotidien Gil Blas entre 1894 et 1895. Gil Blas était un journal qualifié de « boulevardier », mêlant littérature et grivoiserie, en colportant les potins du tout-Paris (Le « Gala » de la fin du XIXe siècle, en quelque sorte).

Journaliste, à l’époque de la Commune, Albiot avait écrit pour le droit des femmes. Républicain virulent, il se fait des ennemis. En 1893 il est blessé à la hanche droite à l’occasion d’un duel à l’épée.
Jean Albiot meurt en 1915 et c’est peut-être pourquoi la veuve Simier décide de vendre la maison. Cédée en 1916 à un médecin, elle est revendue, un an après, à la Société des Moteurs Salmson. Salmson est un constructeur automobile et aéronautique qui prendra à Billancourt, dès la première guerre mondiale, une place considérable dans l’ombre de Renault (Voir notre article « Salmson la deuxième usine« ). La maison et le jardin disparaissent dès 1918 pour laisser place à un grand atelier et une porte massive, plutôt prétentieuse, coiffée d’un fronton.


Dans les années 60, après le départ de Salmson, se dresseront là de grands immeubles de la résidence Pouillon et une station service Mobil. Cette dernière est toujours là et abreuve tout ce qui pétarade dans le quartier.
La transformation de la place après la seconde guerre mondiale
Au fil des années, les quais sont de plus en plus fréquentés, ils drainent tous les automobilistes parisiens qui viennent de l’ouest de la France. La voiture va s’imposer au détriment des piétons et la place va perdre ses principaux commerces au profil du boulevard.

Lorsqu’on construit le pont actuel, au début des années 90, on réaménage la tête de pont. Pour permettre le passage souterrain, la place sera élargie et surélevée. Les deux vieux immeubles en bord de Seine seront rasés. Certains s’en souviennent sûrement, c’était il n’y a pas si longtemps. On construira un rond-point sur lequel on installera le grand arbre qu’on voit aujourd’hui. C’est un eucalyptus.



Pour en savoir davantage sur les mésaventures du pont de Billancourt, voir son histoire.
- Nos doutes viennent du fait que notre homme, Jean Antoine Pierre Albiot à l’état civil, semble jouer avec son prénom, utilisant tour à tour « Jean » (son vrai prénom), « Léon, publiciste » (recensement de 1891) ou « Félix, publiciste à Billancourt et directeur de Gil Blas » (Journal des sociétés civiles 1896). ↩︎


