Les habitués du quartier le connaissent bien. C’est un bâtiment bas, en briques, abritant un Carrefour City, face au tabac du boulevard Jean-Jaurès. Son enseigne est le vestige d’une autre époque. A-t-il une histoire à raconter ? Nous avons découvert que oui ! Le garage de Strasbourg cache un secret : il a servi de cache pour la Résistance française durant l’occupation. Nous allons vous raconter son histoire.
Ernest Blanc, le mécanicien suisse
Ernest Blanc nait en Suisse, à Montreux, en 1889. Il tient un garage à Aigle, en amont du Lac Léman, au début du XXe siècle. Il y rencontre une jeune parisienne, Jeanne Victorine Lézé, venue dans le region soigner ses problèmes pulmonaires. Ils se plaisent et décident de se marier en France.
En 1921, Jeanne est domiciliée chez sa tante Emilie à Boulogne, au 9 rue Cacheux. Ernest s’installe à 100 mètres de là, au 59 avenue Edouard Vaillant. Ils se marient à Boulogne-Billancourt en septembre 1921, elle n’a pas encore 18 ans.
En septembre 1922, ils ont un premier fils, Edouard, qui ne survit que quelques mois. C’est probablement à la suite de ce drame qu’ils retournent à Aigle. C’est là que nait, en 1930, leur fille Janine. Ils reviendront à Billancourt.

Les débuts du garage de Strasbourg
Depuis les débuts du XXe siècle, au 264 du boulevard Jean Jaurès, proche du pont de Billancourt, se trouve la propriété d’un boulanger dénommé Vital Heurtebise. Le cadastre nous apprend qu’il y fait construire en 1932 un garage pour la réparation automobile. À son fronton il fait apposer en grosses lettres « Garage de Strasbourg ». Elles y sont encore aujourd’hui. Nous avons eu la bonne surprise de trouver les plans d’origine aux archives municipales. Ils nous donnent un bon aperçu de l’intérieur :



Le bâtiment est constitué de deux étages dédiés à la mécanique et peut abriter jusqu’à 35 voitures. Le rez-de-chaussée comprend un petit bureau et un atelier. Les automobiles accèdent au sous-sol par une rampe. Le premier étage comprend un logement de quatre pièces de 72 m². C’est exactement ce qu’il faut à Ernest pour son activité. Ils reviennent en France.

(Les personnes au premier plan sont des voisins) – Coll E. François.

C’est ainsi que la famille Blanc s’installe dans le garage de Strasbourg. Leur présence est attestée par le recensement de 1936. Difficile de savoir à quelle date ils y sont arrivés exactement. Cette même année, la mère de Jeanne, Eugénie Clotilde Lézé, est recensée rue Cacheux, avec sa sœur.
Le secret d’Ernest
La seconde guerre mondiale éclate et Paris passe sous occupation allemande. Les difficultés commencent car, si Ernest est protestant, la famille de Jeanne est juive. Au cours de notre enquête, nous avons retrouvé des descendants et les avons contactés1. Parmi eux, Eric Foa, le fils de Janine et petit-fils d’Ernest Blanc nous raconte :
« Enfant, je me souviens du garage de mon grand-père. Je m’y rendais chaque jeudi jusqu’à mes 14 ans. C’était dans les années 50 ».
« Je me souviens de l’odeur des voitures, de l’encombrement du sous-sol plein de véhicules, du veilleur de nuit habillé en père Noël, de la pompe à essence sur le trottoir avec son globe de cinq litres, de la pâte qui servait à se décrasser les mains, des jeux de billes dans le couloir du premier étage. Ma grand-mère s’occupait des tâches administratives, déplaçait les voitures et les nettoyait à la peau de chamois. »
« Mon grand-père était aussi discret après la guerre que durant la guerre, il a révélé que peu de détails de ses activités durant l’occupation. Tout juste racontait-on les bombardements de 1942 et 1943 qui avaient fait vibrer toutes les vitres du garage ».
Et pourtant, Eric apprend par sa mère l’incroyable : durant la guerre son grand-père a caché sa belle-famille au sous-sol ! Plus exactement, sa belle-mère Eugénie Lézé née Foa, et la sœur de celle-ci, Émilie David, qui habitaient rue Cacheux. Et combien d’autres ? On ne sait pas.
On sait que le garage était fréquenté par les officiers allemands qui déposaient leur voiture pour réparation. Ils ne se sont jamais douté que l’homme qui les accueillait dans son garage, ce jour-là, cachait des juifs au sous-sol !

Si Ernest a peu raconté c’est parce qu’il n’était pas homme à se mettre en avant, il n’avait fait que ce que lui dictait sa conscience. La reconnaissance viendra à travers les distinctions qui lui seront décernées après la guerre : la Médaille de la Résistance en 1946, puis la Croix de Guerre en mai 1948.
Dans la citation à la Croix de Guerre on découvre que son action ne s’est pas limitée à cacher sa belle-famille :

« Ayant depuis fin 1942, fourni les preuves d’un fidèle et inlassable dévouement à la Résistance, rend d’inappréciables services aux organisations. Secrétariat, dépôt d’équipement, dépôt d’armes sont les emplois successifs et permanents de son garage, auxquels il associe sa famille… Il réussit, au cours de plusieurs perquisitions, à sauver tout le matériel et les documents, rompant complètement la piste découverte par l’ennemi »
Citation croix de guerre avec étoile d’argent, le 28 mai 1948.
Secrétariat pour qui ? De quels équipements et documents s’agit-il ? De quelles armes ? Combien de temps et dans quelles circonstances ?
Durant l’occupation les enfants suisses pouvaient recevoir une fois par mois un colis qu’il devait retirer à l’ambassade à Paris. Pour les périodes de congé en été, un train spécial permettait à ces enfants de rentrer en Suisse, où Janine était hébergée chez une amie de la famille. Ernest a-t-il profité de ces dispositions ?
Malgré les perquisitions qu’il a subies, il n’a jamais été arrêté.
L’après-guerre
Après la guerre, le garage passe sous l’enseigne Avia, puis Antar. Eric Foa nous a retrouvé cette magnifique photo :



Dans le garage après la guerre.
Dans la salle à manger, au-dessus du garage vers 1960
Coll. E. Foa.
En 1959, Ernest a 70 ans et aspire sans doute à une activité moins physique. Il transforme le garage en station service. Il supprime la pompe sur le trottoir pour en installer deux en intérieur et met en place une aire de lavage et un poste de graissage. Les plus anciens du quartier s’en souviennent peut-être ?
Il vend son garage en 1965, après une vie bien remplie et s’installe avec Jeanne dans la maison du 9 rue Cacheux. Il y meurt à 76 ans, le 20 juin 1972, emportant avec lui la plupart de ses secrets. Il repose en Suisse où sont ses racines. Jeanne lui survivra encore une vingtaine d’années et mourra en 1992 à Creil.


Un nouveau sujet d’enquête s’ouvre : rechercher dans le grand livre de la seconde guerre mondiale et les archives de la Résistance française ce qu’Ernest et Jeanne n’ont pas révélé de leur vivant. Un travail difficile car, le secret étant de rigueur, les traces sont rares. On doit bien ça à leur mémoire.
Maintenant, vous ne regarderez plus jamais le garage de Strasbourg comme avant.
Au fait, pourquoi « Garage de Strasbourg » ? Non, les familles qui ont vécu là n’ont aucun lien avec l’Alsace. Il faut se souvenir que le boulevard Jean-Jaurès s’appelait « boulevard de Strasbourg » avant 1920. Il avait été baptisé ainsi pour rendre hommage à la résistance de la capitale alsacienne durant la guerre de 1870. Tiens, tiens…on parle encore de résistance.
- Emmanuel Foa, Jéremie Foa et Eric Foa que je remercie au passage. ↩︎



Merci pour ces enquêtes toujours passionnantes, après la lecture on regarde les rues et façades différemment…continuez !
Bonne journée,
En attendant les prochaines parutions, passez de bonnes fêtes.
Jacques.
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