C’était une des plus anciennes compétitions d’aviron en Europe. Inspirée du légendaire duel Oxford-Cambridge, la confrontation opposait les deux clubs historiques de la région parisienne, à la fin du XIXe siècle. Et ça se passait sous nos yeux, chaque année, devant l’île Seguin.
La photo en tête d’article date de mai 1925, on y voit le départ du match annuel « Rowing-Marne », un événement qui déplace, depuis plus de 40 ans, journalistes, badauds et amateurs de toute la région. Décrivons la photo. En arrière-plan se déploient le coteau de Meudon et ses villas. Entre les deux on reconnait la pointe amont de l’ile Seguin , pas encore touchée par l’industrie. L’île porte, à cet endroit, le fameux tir au pigeons où se pressent régulièrement les plus fines gâchettes de Paris. On y voit son club-house, son ponton et sa palissade. . Nous l’avions visité, souvenez-vous.

De magnifiques photos de presse de cette course classique ont été préservées par la BNF. Elles sont consultables en ligne. Réalisées par les photographes de l’agence de presse Rol sur plusieurs décennies, elles sont publiées par de nombreux magazines de comme le Miroir des sports ou l’Aviron et les quotidiens nationaux. Nous avons sélectionné les meilleures. Au-delà de l’intérêt sportif, elles offrent une vue unique des abords de la Seine à Billancourt au début du XXe siècle. Au Village de Billancourt, nous nous devions de vous les faire découvrir.

Un « Oxford-Cambridge » à la française
En 1879, le succès du traditionnel match d’aviron « Oxford-Cambridge » donne l’idée, à M. Philippe, alors président de la toute nouvelle Société Nautique de la Marne de transposer ce duel sur la Seine entre les deux principaux clubs parisiens : la Société de la Marne et le Rowing Club de Paris. Une convention est signée le 5 mars 1879. La course doit se dérouler sur un parcours entre 6 et 8 kilomètres. La navigation commerciale rendant toute course impossible dans Paris, les organisations doivent trouver un bassin convenable et le moins éloigné possible de la capitale ; leur choix se porte très vite sur le parcours Billancourt-Suresnes.
Le président d’honneur de la Société Nautique de la Marne depuis 1886, réside à Billancourt, c’est Thomas Taylor Fountaine, propriétaire le la villa Fountaine, rue du Cours (Avenue Emile Zola). Ce britannique n’est probablement pas étranger au choix du site de départ.

Fountaine est un homme influent. Il dote des courses en objets d’art, médailles d’or et d’argent et en sommes allant jusqu’à 10 000 francs
Les deux premiers matchs Rowing-Marne sont courus en 1880 et 1881 avec des embarcations à quatre rameurs. Ils voient la victoire du Rowing Club.

En 1882 le parcours est rallongé à 6 800 mètres, entre l’île de Billancourt (île Saint-Germain) et Courbevoie. Le format est définitivement fixé sur des bateaux à 8 rameurs de pointe avec barreur, plus étroits et plus rapides, à l’image de ceux de la course Oxford-Cambridge .
En 1883, la Marne triomphe sur 7 320 mètres; les deux années suivantes voient deux succès du Rowing Club sur 7 450 et 7 320 mètres.
En 1884, les deux bateaux sont suivis de près par trois « hirondelles » (bateaux-omnibus à vapeur) surchargées, affétées par le comité d’organisation pour les commissaires, les journalistes et leurs nombreux invités.

au chef de nage du rowing – Gallica
Le Rowing Club remporte deux nouveaux succès, en 1887 et 1888, sur 7.300 mètres, puis sur la même distance, la Marne triomphe les trois années suivantes. En 1894, il y a quelques divergences de vues entre les rameurs des deux clubs concernant la distance à couvrir. La Marne remporte la course.
Des désaccords récurrents
Le Rowing triomphe l’année suivante, mais la bonne entente ne règne plus entre les deux clubs. S’ensuivent des discussion orageuses concernant le calendrier. Le match de 1896 a finalement lieu, mais sans intérêt, l’équipe de la Société Nautique de la Marne se rendant au départ depuis Joinville, a un accident et ne peut disputer sa chance, l’équipe du Rowing accomplit seule le parcours.
L’année 1897 voit surgir de nouvelles difficultés, mais cette fois, de la part du Rowing
qui ne peut arriver à constituer une équipe; il est décidé que la Société Nautique de la Marne accomplirait seule le parcours. Un autre match est organisé en mai entre l’équipe de la Marne et l’équipe de Basse Seine, incluant des rameurs du Rowing Club.



Ces incidents découragent les organisateurs et les trois années de 1898, 1899 et 1900 se passent sans que l’on tente le moindre effort pour rétablir la course. Les deux clubs ne tardent pas à regretter leur désaccord. Au début de 1901, une commission est chargée d’aplanir les difficultés et d’entreprendre l’organisation d’un nouveau match. Celui-ci remporte un succès considérable auprès du public, et est gagnée par la Marne.

Entre 1901 et 1908 les conditions sont modifiées à plusieurs reprises. Il s’agit de déterminer une proportion de rameurs seniors et juniors, de limiter la participation des rameurs ayant déjà gagné ou ayant déjà participé un certain nombre de fois. Ces contraintes finissent par mécontenter tout le monde. Le règlement est modifié une dernière fois en 1908 et permet aux deux clubs de constituer leur équipe librement, sans distinction de catégorie, à la condition, toutefois, que les rameurs ayant cinq victoires à leur actif, ne puissent en faire partie.

Depuis 1901, le match est couru tous les ans, sauf en 1910, où à cause des dommages occasionnés par la grande crue, les deux clubs ne peuvent s’occuper d’autre chose que de réparations. En 1906, un journaliste de Navigazette observe: « de nombreuses automobiles et plusieurs centaines de cyclistes qui suivront le match de bout en bout« . Plusieurs centaines !


L’entre-deux guerres

Pendant la première guerre mondiale, le match Rowing-Marne est suspendu et ne reprend qu’en 1920, où la victoire de la Société Nautique de la Marne place les deux clubs à égalité, 16 à 16.


Le match annuel se poursuit encore bien au-delà de la seconde guerre mondiale. En mai 1953, le magazine « l’Aviron » rend compte du 64ème match qui prend le départ, comme toujours, devant Billancourt. L’île Seguin a bien changé : plus de Tir aux Pigeons, plus de stade, Renault y a construit son usine géante. L’équipe de la Marne remporte le duel et mène par 36 victoires à 28.


Et après ?
Nous avons trouvé encore la trace du match Rowing-Marne en 1966, sous la forme d’une subvention au Rowing Club par le conseil de Paris pour l’organisation, et puis plus rien. La plus ancienne épreuve d’aviron de France semble avoir disparu dans la plus grande indifférence.
Mais les deux rivaux historiques existent toujours : Le Rowing-club de Paris est basé sur la pointe amont de l’île Saint-Denis. Quant à la Société Nautique de la Marne, elle a fusionné pour former l’Aviron Marne et Joinville, basé à Joinville-le-Pont. Depuis 1880, de nombreux autres clubs sont apparus et ont créé de nouvelles compétitions.
Les avirons n’ont pas quitté Billancourt. On peut les voir régulièrement glisser sur les eaux de la Seine qu’ils partagent avec les péniches. Les rameurs partent de l’île Monsieur, à Sèvres, où est basé le club Boulogne 92, (anciennement ACBB aviron). Ce club est aujourd’hui le premier de la région et a produit plusieurs champions de France et même du monde !

C’est aussi de là que part, chaque année, la plus importante manifestation de France : la traversée de Paris et des Hauts de Seine, qui concentre plus de 1 000 rameurs et 200 bateaux venus du monde entier ! C’est le seul jour de l’année où ramer dans Paris est autorisé. C’est en septembre et il faut se lever tôt pour les voir partir.
Photo entête : Départ devant l’île Seguin 1925 match Rowing vs club de la Marne – Agence Rol – Gallica


