Gustave Bourgeois, photographe de quartier pour l’éternité

Qui sont ces inconnus figés sur pellicule au tournant du XXe siècle ? Quel est leur nom ? Leur vie ? Leurs joies et leurs craintes ? Certains sont-ils encore parmi nous ?

Simples ouvriers, boutiquiers, bourgeois, jeunes ou vieux ils sont anonymes, pour la plupart. Ces portraits-cartes abondent sur les sites de vente en ligne, victimes probables d’une succession expéditive. Des poses souvent figées, des costumes de pacotille, de rares sourires, c’est une autre époque.

Ces hommes et ces femmes ont tous une chose en commun : celle d’être boulonnais, très probablement. Pourquoi ? Parce que le photographe y avait son studio. Fréquentaient-ils votre boulangerie ? Votre école ? Habitaient-ils dans votre quartier ? Et reconnaissez-vous un aïeul ? Si oui, signalez-le en commentaires.

Le portrait-carte

Jusqu’au second empire, pour s’offrir un portrait, on faisait appel à un peintre portraitiste. Ceux qui avaient pignon sur rue étaient chers. Avec l’arrivée de la photographie, de nouveaux supports voient le jour. C’est l’époque du studio Nadar qui a vu passer bien des grands noms du microcosme parisien. La photo reprend les codes de la peinture. Mais ce n’est toujours pas à la portée de l’homme de la rue.

Avec le grand photographe Disderi, un nouveau format apparait à partir de la fin du XIXe siècle: c’est le portrait-carte ou portrait carte de visite.  Il dépose le brevet pour un système permettant de prendre plusieurs photos sur une plaque la rendant ainsi plus rentable pour les photographes.

Il s’agit d’une photographie de dimensions modestes (5,2 sur 8,7 cm) contrecollée sur un carton aux dimensions des cartes de visites de l’époque. Le nom du photographe et son adresse figurent au bas ou au dos du carton. Ce format rencontre un succès spectaculaire en France et dans le monde.

La photo devenant accessible enfin au plus grand nombre, de nombreux photographes s’installent en ville. Chaque famille bourgeoise possède un album de photographies adapté à la collection de photos-cartes de visite. Les différentes branches de la famille s’échangent leurs photos, chacun pouvant fournir plusieurs exemplaires de son portrait.

Chez le photographe

Chez le photographe, les temps de pose sont encore longs et on a besoin de beaucoup de lumière, les ateliers ont souvent une verrière grande ouverte sur le ciel.

On s’y rend endimanché et rasé de près. On prend la pose devant un décor peint sur calicot, une scène bucolique pour des mariés ou une tenture richement ornée. Le choix des accessoires est stéréotypé et dépend de l’occasion : un prie-Dieu pour une première communion, un guéridon et un fauteuil pour un portrait de famille, une peau de mouton pour un bébé tout nu, un banc pour un soldat en permission, une poupée ou un cheval de bois pour un enfant. Au besoin, on prête une cravate plus habillée, une redingote moins chiffonnée ou un chapeau en meilleur état.

On ajuste moustache et cheveux, on rectifie la position du bras, de la jambe pour que la composition soit harmonieuse. On cherche une pose digne, sans sourire, mais qui, au final, donne un aspect plutôt rigide. Dès que le photographe est satisfait de sa mise en place, il disparait sous le rideau noir de son appareil. Là il faut se figer quelques secondes, le temps que l’oiseau veille bien sortir.

Les photographes de Boulogne-Billancourt.

Et qui étaient ces photographes de Boulogne au début du XXe siècle? A cela, nous avons quelques réponses.

On trouve la trace d’un premier photographe, un certain Petit, au 24 rue d’Aguesseau, dans les annuaires dès 1865. Nous n’avons rien retrouvé de son travail. À cette adresse s’installera Eugène Huet, dont nous parlerons plus loin.

Toujours d’après les annuaires consultés aux archives nationales, on compte entre 1893 et 1931 de 5 à 11 photographes à Boulogne-Billancourt. Leur nombre variant peu malgré l’augmentation de la population et l’essor de l’industrie.

En l’espace de plusieurs mois, nous avons collecté des portraits-carte de Georges Borel, au 75 boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès), d’Eugène Huet au 24 rue d’Aguesseau puis au 25 rue Escudier, de Paul Séruzier, son successeur, rue Escudier, d’A. Courrier, au 44 puis 9 rue de Meudon ou de Frédéric Zinck, au 12 rue du Dôme puis 46 avenue des Moulineaux (Pierre Grenier). Mais on trouve également des clichés d’une « usine photographique » Klerjot, rue du Chemin Vert, Charles Mangeot, route de Versailles, Edmond Darde, route de la Reine ou Fauchat au rond-point de la Reine.

Eugène Huet, au 25 rue d’Aguesseau semble avoir une clientèle aisée. Chez lui, les chapeaux sont élégants, les tenues des enfants sont soignées. Nous sommes dans les beaux quartiers de Boulogne.

Huet vend son atelier en 1907 à Paul Séruzier, un fils de photographe qui poursuivra jusque dans les années 20.

Gustave Bourgeois, 35 années à Billancourt.

Mais Gustave Bourgeois est, de loin, celui qui a laissé le plus de traces. Nous avons regroupé plus d’une vingtaine de portraits sur le web en quelques semaines. Son studio était au 209 boulevard de Strasbourg (Jean-Jaurès), près de la place Marcel Sembat, côté Billancourt1. Il y a exercé sans discontinuer durant au moins 35 années, entre 1891 et 1926. C’est peut-être là qu’il faut trouver la raison d’une telle abondance.

Bourgeois aura fixé le visage de la population de Billancourt alors qu’elle connaissait son plein essor.

La clientèle de Bourgeois est plus modeste que cette de Huet. On est à Billancourt, les robes sont plus sobres, les costumes pas très bien ajustés, la moustache plus drue.

Si nous avons trouvé quelques informations sur Huet, Séruzier ou Borel, nous avons bien peu de choses sur Gustave Bourgeois et, ironie, nous n’avons même pas sa photo ! Né en 1849 à Paris, il est employé de commerce lorsqu’il se marie en 1876 avec Valentine Dupuis. Il arrive à Boulogne vers 1887. Grâce aux recensements nous savons qu’il habite au-dessus de son studio avec Valentine et leurs filles Marguerite et Jeanne. A la fin de sa vie, on y trouve également une domestique: Juliette Milloux.

Quel part de la population boulonnaise est passée chez lui ? Vous pouvez vous livrer à ce petit calcul : à raison de 3 à 4 clients par jour, entre 1891 et 1926, c’est la moitié de la population boulonnaise de l’époque qui a pu passer chez Gustave Bourgeois ! Votre famille, peut-être ? Et si vous regardiez dans vos tiroirs ?

Gustave Bourgeois meurt à son domicile en 1926 à l’âge de 76 ans. Son nom figure toujours dans l' »Indicateur de l’Industrie Photographique » de 1929. Le portrait-carte est passé de mode depuis longtemps. L’appareil photo s’est invité dans les foyers, le chef de famille passe derrière l’objectif, la photo est plus spontanée, la pose moins empruntée, le décor plus authentique.


  1. On y trouve aujourd’hui l’agence immobilière R&B et une boutique de CBD. ↩︎

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