La terrible fin de la villa Boucher

Nous sommes le 3 mars 1942, en fin d’après-midi. 235 bombardiers de la Royal Air Force Bomber Command décollent d’Angleterre avec 461 tonnes de bombes dans la soute.

Leur objectif est la destruction de l’usine Renault de Billancourt, alors au service de l’Allemagne. L’attaque est planifiée en soirée, en deux vagues, à basse altitude et à la clarté de la pleine lune.

Dans sa belle villa du 113 rue du Point du Jour, la famille Boucher se prépare à passer une soirée comme les autres,

Mais revenons quelque années en arrière.

Depuis la première guerre mondiale, Billancourt s’est beaucoup transformé. L’usine Renault est devenue un géant de l’industrie française.  Les Boucher sont un peu à l’écart au 113 rue du Point du Jour et leur propriété échappe à l’appétit de Louis Renault.

La population ouvrière a grossi et le quartier s’est urbanisé. Alors que les grèves massives des années 30 et l’arrivée du Front Populaire ébranlaient Billancourt, les Boucher vivaient loin de l’agitation dans la tranquillité de leur bulle de verdure.

Au Ver à Soie, l’affaire familiale de fabrication et commerce de fil de soie poursuit son chemin . La boutique a quitté le 23 rue de Turbigo pour le 102 rue Réaumur, à 500 mètres de là.

Auguste, qui a pris la suite de son père Louis, confie des responsabilités à ses deux fils. Louis prend en charge la technique en 1924, puis Jacques s’occupe des ventes et de l’administration dès 1930. La société fabrique la célèbre Soie d’Alger et autres fils de soie. Elle trouve de nouveaux débouchés. Elle approvisionne la haute couture française qui rayonne dans le monde entier. Elle fabrique aussi des soies pour la chaussure, les colliers, les perles, les voilettes, les pompons de religieux, la dentisterie, l’armement

Au recensement de 1936, on trouve à Billancourt Jeanne, âgée de 73 ans, entourée par Auguste, Berthe et leurs deux grands enfants, Louis et Jacques. Augustine Allard, leur vieille bonne originaire de la Creuse, est toujours à leur service depuis au moins 35 ans.

Les deux frères Louis et jacques Boucher ont épousé deux sœurs, Gilberte et Jeanne Estruc, une famille du Loir-et-Cher.  Un portrait de famille réunit tout le monde devant la maison en 1937. Nous sommes encore en temps de paix et les sourires sont sur toutes les lèvres.

Louis n’aura pas d’enfants. Jacques en aura trois : Jean-Marie, Françoise, puis Jean-Jacques. À la déclaration de guerre, en 1939, ce sont donc quatre générations qui habitent la villa, autour de Jeanne, la doyenne.

La deuxième guerre mondiale éclate

Jacques est mobilisé. Il est fait prisonnier en 1940 mais parvient à s’évader. Il œuvre alors dans le réseau de résistance Bourgogne qui se consacre à l’évasion des pilotes américains abattus, ce qui lui vaudra d’obtenir un message officiel de reconnaissance du président Eisenhower (ci-contre).

Cette même année 1940, Jeanne meurt dans la propriété familiale de Pléneuf, en Bretagne, à l’âge de 77 ans, après 40 ans de veuvage. La grande dame n’aura pas de temps de voir le déluge de feu qui s’abattra sur sa chère maison de Billancourt, une maison qu’elle connait au moins depuis son mariage, en 1880.

Le 3 mars 1942, à 21h30

La famille vient de terminer de dîner. Autour d’Auguste et Berthe Boucher, il y a l’oncle Marcel, le couple Louis et Gilberte qui habitent maintenant dans la villa et un enfant: leur neveu Jean-Marie.

Un grondement sourd se fait entendre, d’abord indistinct. Quelques instants plus tard des fusées éclairantes rouges et vertes déchirent la nuit. C’est l’alerte tant redoutée. L’avant-veille des tracts largués d’avion avaient prévenu la population civile de l’imminence de cette attaque. Un première bombe éclate, du côté du Pont de Sèvres, puis une autre et enfin un vacarme ininterrompu d’explosions durant de longues minutes. Les sirènes n’ont pas retenti.

Jean-Marie Boucher avait 5 ans. Il nous raconte cette soirée :

« Soudain, une énorme explosion ébranle toute la maison. Je me retrouve à la cave, terrifié, dans la poussière et l’obscurité.

Puis une deuxième bombe éclate. Elle ouvre une brèche vers l’extérieur. Ma tante Gilberte entend mes appels au secours. Elle me tire de la cave par l’ouverture. Sans cette deuxième bombe qui sait si j’aurais survécu ? »

Les avions sont partis. Le bombardement ne fait heureusement pas de victime chez les Boucher, mais la maison est gravement touchée. C’est un terrible spectacle que cet enfant de cinq ans n’oubliera jamais. Jean-Marie trouvera la consolation chez ses parents qui habitaient non loin de là.

Ce soir-là tout Billancourt est privé d’électricité, il faut trouver les bougies. Il fait froid, les températures minimales descendent en dessous de zéro. On ne peut trouver abri nulle part car partout les vitres ont volé en éclats.

La deuxième vague de bombardiers arrive vers 23 heures et fauche les survivants qui errent dans les rues. Ce soir-là, 400 personnes vont mourir à Billancourt sous les bombes anglaises .

L’album photo

Il y a quelques semaines, la famille Boucher a retrouvé pour nous des photos de la maison bombardée. Ces photos sur plaque de verre sont une chance extraordinaire et un témoignage précieux.

Elles montrent que la déflagration a eu lieu côté rue. Un trou béant a fait disparaître le perron et le bas de la façade. L’entrée, l’office et la cave sont à l’air libre. Le balcon et les volets du premier étage ont disparu, la porte de la cuisine n’est qu’une balafre.

Les débris jonchent le sol. On a placé des étais de soutènement aux ouvertures pour éviter un effondrement de l’ensemble car les murs porteurs sont touchés.

L’intérieur n’est guère en meilleur état : les planchers du première étage sont réduits à de simples solives. Tout ce qui est encore debout est fragilisé.

Là où la famille posait à bord d’une de Dion Bouton en 1901, il n’y a plus que gravats – Coll Boucher.

La famille loge brièvement à Boulogne puis s’installe à Saint-Cloud, au 28 rue Laval.

Un an après, le 4 avril 1943, les américains bombardent, à leur tour, Billancourt. La villa, heureusement déserte, est à nouveau touchée.

Les Boucher entament alors une très longue procédure pour bénéficier de la loi sur l’indemnisation des dommages de guerre. Il faut lister et évaluer tout ce qui a été perdu, jusqu’aux petites cuillères et refaire les plans. Un expert évalue les dégâts et estime que la maison n’est pas réparable.

Après près de 80 années de présence à Billancourt et de longues années de procédures d’indemnisation, la famille finit par s’installer à Garches.

Epilogue : Au Ver à Soie aujourd’hui.

Si la destruction de la villa met un terme à l’aventure des Boucher à Billancourt, celle du Ver à Soie, elle, continue. La société de Louis Boucher existe toujours. Elle a fêté récemment ses 200 ans d’existence. La famille perpétue depuis cinq générations cette belle tradition d’excellence à la française.

Après Louis et Jeanne (1ère génération) , Auguste (2ème) puis les frères Louis et Jacques (3ème), c’est le fils de ce dernier, Jean-Marie, le rescapé du bombardement, qui reprend en 1979 les destinées de la société.

Aujourd’hui, il a pris sa retraite dans la maison de Pléneuf et la gestion est passée à ses enfants, Marc et Nathalie. Ce sont eux que nous avons contactés récemment et qui nous ont transmis toutes ces précieuses archives. Ces articles du Village de Billancourt sont d’ailleurs pour eux l’occasion de découvertes insoupçonnées sur leur passé.

Avec Chloé et Guillaume, la 6ème génération est déjà embarquée dans l’aventure.

Depuis l’atelier des débuts, situé dans les dépendances de la villa de Billancourt, au début du XXe siècle, la société a beaucoup évolué. Restée une petite entreprise familiale, elle a ouvert une usine à Bracieux, près de Chambord. Elle a développé la sous-traitance tout en maintenant ses normes de qualité exigeantes.

Ce spécialiste du fil de soie en France fournit les maisons de haute couture et fait 25% de son chiffre d’affaires avec une prestigieuse maison de luxe mondialement connue. Mais le grand public le connait principalement parce qu’il est un incontournable pour les amateurs d’arts créatifs.

Son showroom, perché au premier étage du 102 rue Réaumur, est un lieu feutré au parquet grinçant qui regorge de tiroirs, rangements et présentoirs colorés, dans un décor de boiseries anciennes, qui datent probablement de l’installation de la société, dans les années 1920. Une imposante caisse enregistreuse en laiton trône au beau milieu. Le visiteur y est accueilli par un portrait de Jeanne : la première génération.

La société vend toujours ses fils de soie, écheveaux, bobines, rubans, chenilles de toutes sortes et dans de très nombreux coloris. Ses produits sont recherchés par les designers, restaurateurs, tapissières, brodeuses, dentelières… et même les pêcheurs !

Saviez-vous qu’avant l’invention du nylon, les fils de pêche étaient en soie ? Maintenant vous le savez. Aujourd’hui, le fil de pêche en soie a été réintégré au catalogue, et vous n’imaginez pas le nombre de références !


Pour en savoir plus sur l’extraordinaire histoire du Ver à Soie : http://www.boutiqueproavas.com/PBCPPlayer.asp?ID=2380465

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