Parmi nos » belles disparues « , les villas Flora, Bottin, Rozier, les maisons de Tavernier, du prince polonais…. nous avons signalé la propriété de lady Hunloke et du marquis de Castéja. Mais autant le dire tout de suite, nous n’avons rien ou si peu à vous montrer : quasiment pas de plan, de description, de dessin, de photographie. Nous ne sommes même pas sûrs de son emplacement exact sur un territoire aujourd’hui compris entre la rue de la ferme et la rue Yves Kermen, au bas de l’avenue du Général Leclerc. Juste par ci par là, au cours de nos recherches, émergent des indications qui attestent de son existence. Que faire alors ?
Après réflexion, nous avons décidé de vous raconter une belle histoire, du moins nous l’espérons ! Dans celle ci, vous ferez connaissance avec un couple d’aristocrates atypiques, Eliza et Remy Léon, elle britannique, lui français. Eliza c’est lady Hunloke, Remy Léon le marquis de Castéja. Vous allez voyager au XIXème siècle de la France à l’Angleterre et vivre un petit peu l’histoire de deux pays entre lesquels » l’entente cordiale » commence tout juste à être envisagée. Prêts pour le voyage ?
Le mariage d’un couple franco-anglais.
Le 20 juillet 1835, Eliza Margaret Hunloke, 25 ans, épouse Remy Léon de Biaudos, marquis de Castéja, 30 ans, à la chapelle de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, dans le cadre du somptueux hôtel de Charost.


Selon les sources, la cérémonie religieuse a lieu à Boulogne-Billancourt. Boulogne étant alors une commune indépendante et Billancourt étant rattaché à Auteuil, l’histoire ne précise pas si l’union fut célébrée en la chapelle construite en 1834 par le comte de Gourcuff pour agrémenter son lotissement résidentiel (voir » Il y a tout juste deux siècles, le Nouveau Village de Billancourt « ).
Par ailleurs, on peut s’étonner que le mariage religieux de telles personnalités ait pu avoir lieu à Billancourt, cette commune du bout du monde, dépeuplée, dépourvue de toutes commodités.
Les deux Ladies.
Aujourd’hui, nous pensons que le mariage a pu être célébré en la chapelle de Billancourt car Lady Hunloke possédait une propriété sur la commune. Cependant attention, une lady peut en cacher une autre : il ne s’agit pas de notre Eliza mais de sa mère Ann !
En effet, depuis la première édition de cet article, nous avons obtenu des informations sur l’origine de la propriété. Celle ci avait été initialement acquise vers 1821 par un anglais, Charles Dicconson. En 1831, ce dernier l’avait cédée à sa sœur, Ann Hunloke, née Scarisbrick.
La propriété sera dès lors désignée comme le « jardin de lady Hunloke », c’est à dire celui d’Ann Hunloke. Elle y habitait. Oui, deux ladies Hunloke, il y a de quoi s’y perdre !

Voyez cette vue de Carle Vernet depuis Brimborion, vers 1810, qui montre le quartier du pont de Sèvres. Dans le cercle, l’emplacement approximatif de la propriété, au bord de cette rue du vieux pont de Sèvres qui conduisait alors au pont de bois de Louis XIV.
Une description de l’endroit.
Couratier dans ses » rues de Billancourt » parle d’une propriété de 35 000 m², soit 3 hectares et demi. C’est une belle surface selon nos critères urbains d’aujourd’hui.
Couratier précise plus loin que lady Hunloke y avait » outre 2 chevaux, une domesticité « . Les cadastres de l’époque ne sont pas très parlants, mais le plan promotionnel du lotissement créé par Casimir de Gourcuff montre à cet endroit ce qui semblerait être une belle propriété. Il est daté de 1834. Une mesure de surface avec Google Maps nous confirme plus ou moins les 3 hectares et demi annoncés : c’est à titre de comparaison l’ampleur du parc de Billancourt actuel !

Les journaux et revues de l’époque évoquent un beau jardin paysager avec des serres :
Parmi les beaux jardins paysagers qui existent aux environs de la capitale, celui de milady Hunloke, que dirige M. Stormont, situé à Billancourt, nous a été signalé par M. Grobéty comme l’un des plus soignés et comme pouvant servir de modèle pour la propreté recherchée, le goût et l’ordre qui président à son arrangement : les serres sont aussi fort riches (annales de la Sté Royale d’Horticulture-1844).
Ou encore :
Floraison remarquable du FUCHSIA FULGENS. Je viens de voir à Billancourt, dans la propriété de lady Hunloke dont les serres sont meublées avec un goût exquis, un pied de fuchsia fulgens de la plus grande beauté, et qui l’emporte de beaucoup sur tous ceux que j’ai eu occasion d’admirer (journal des jardins et des champs-1839_BnF).
Un autre article évoque des Zinnias remarquables (1847_BnF).


Pour une plus ample description, nous vous convions vivement à lire le post : » Le jardin remarquable de Lady Hunloke « .
Lady Ann, probablement toute à la nostalgie de son Angleterre natale, avait le gout du jardin anglais, cette vogue qui avait conquis l’Europe au milieu du XVIIIème siècle. Parmi les plus beaux exemples : le jardin du petit Trianon à Versailles ou encore le jardin anglais d’Albert Kahn à Boulogne-Billancourt. Le jardin à l’anglaise est une autre façon d’envisager la nature, radicalement opposée à l’esprit du jardin à la française, tout en rectitude et ordonnancement. Il est une application concrète, botanique, de l’esprit du siècle des lumières.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, pour parvenir à ce » naturel « , que de soins et d’attentions sont nécessaires.

Bon, peut être pas ce type de » naturel » particulièrement spectaculaire, il ne faut rien exagérer !
L’enfance franco-anglaise de Lady Hunloke.
Eliza nait à Wingerworth Hall en 1810. Sa petite enfance se déroule dans le cadre magnifique d’un domaine d’environ 100 hectares, dans le Derbyshire.


Samuel Hieronymus Grimm – View of Wingerworth Hall_Derbyshire.
Ce manoir ancestral de la famille Hunloke fut construit en 1724. La fortune des Hunloke étant très entamée à la fin du XIXème siècle, le bâtiment fut démoli en 1920 faute d’acquéreur. La salle de réception a été remontée dans une demeure privée à Dallas, au Texas.

Eliza Margaret est la plus jeune fille de Lady Anne Scarisbrick (1788-1872) et de Sir Thomas Windsor Hunloke, 5ème Baronnet de Wingerworth (1773-1816). Elle est issue de la haute aristocratie britannique et descendante par son père des Plantagenêt. Excusez du peu !


Hélas, il lui faut bientôt quitter ce décor enchanteur de la campagne anglaise pour Paris, en 1815, lorsque sa famille s’exile lors de l’occupation des alliés qui a suivie la chute de Napoléon et le retour à la Restauration. On évoque, déjà, des soucis financiers…
En digne membre de l’aristocratie et étant de confession catholique, Eliza est élevée par les Chanoinesses Augustines anglaises à Paris. Son père meurt en 1816. Il est inhumé au cimetière du père Lachaise, dans la division 10, chemin du Père Eternel.

Tombe de Sir Windsor-Hunloke – Père-Lachaise – JPL
De son union avec Remy Léon de Biaudos nait un garçon, Léon Clarence, le 1er septembre 1838. Il ne vit que deux semaines. Eliza manque y laisser sa vie ; toute maternité pouvait désormais lui être fatale. Est ce pour cette raison que non seulement elle ne fit pas obstacle aux relations extra conjugales de son époux mais qu’elle alla même jusqu’à élever les enfants illégitimes de celui ci (lire la note de fin d’article) ? Quel tempérament devait être celui de cette femme d’exception !
Remy Léon, le dernier page de Louis XVIII.
Remy Léon de Biaudos, marquis de Castéja, naît le 18 février 1805 à Paris, d’André de Biaudos, comte de Castéja, et d’Alexandrine Françoise de Pons Renepont. Il est issu d’une vieille famille aristocratique française originaire du sud-ouest.

Rentré au service des pages de la Chambre et des Ecuries du Roi (école des Pages) le 27 décembre 1820, il porte à 17 ans le titre honorifique de Premier Page du Roi Louis XVIII à partir du 16 septembre 1822.
C’est un grand privilège, mais Remy Léon s’est particulièrement distingué par son instruction et sa conduite. Il sort avec le grade de sous lieutenant et est affecté aux lanciers de la Garde Royale en 1823.

Puis les rois et les puissants de ce monde se succèdent. Louis XVIII meurt en 1824 et son frère, Charles X, se montrant incapable de s’attacher l’amour du peuple français, est chassé du trône en 1830. La France a désormais un « Roi des français » en la personne de Louis Philippe. La nuance est d’importance.
Licencié en 1830, Remy Léon entre au 9ème chasseur à cheval puis au 57 lancier. Il quitte l’armée en 1835 et fait partie de l’état major du maréchal comte de Lobeau en 1836. Il prend part à toutes les luttes de Paris ; le travail n’a pas dû lui manquer !
Le 1er août 1870, Remy Léon est chargé, avec le grade de colonel d’état-major, de l’armement des gardes nationaux du département de la Seine et des réfugiés de Seine et Marne et de Seine et Oise. Il a déjà 65 ans, mais son ardent patriotisme l’amène à accepter la tâche ardue et compliquée d’équiper les 250 bataillons (environ 250.000 hommes) du corps des gardes nationaux coopérant avec l’armée à la défense de Paris.

Pendant le siège de Paris par les prussiens, le marquis travailla nuit et jour avec zèle et une grande force d’endurance. A la même époque, le marquis avait, avec son épouse converti leur hôtel du boulevard Haussmann en ambulance. Cet établissement, constamment rempli de soldats blessés et malades, ajoutait naturellement beaucoup aux préoccupations du marquis.
Scarisbrick, une nouvelle étape dans la vie du couple.
Eliza retourne en 1872 avec son époux en Angleterre, à Scarisbrick, dans le Lancashire occidental. En effet, suite à la mort de sa mère, lady Ann, elle hérite du domaine. Elle est alors autorisée par licence royale à rajouter » Scarisbrick » à l’intitulé de son nom. Remy Léon prend la gestion du domaine en utilisant les compétences développées en travaillant aux côtés de son père.
C’est là aussi un superbe domaine.


Ce manoir immense fut reconstruit entre 1830 et 1860 dans le style gothique victorien. La tour, voulue par lady Ann, mère d’Eliza, en remplacement d’une tour moins élevée, est de style gothique français. Scarisbrick Hall est aujourd’hui une » Private Scholl » : au moins a-t’il été préservé.



Déjà remodelé à l’époque de Charles Dicconson Scarisbrick, le frère de lady Ann, par Augustus Pugin, le manoir fut réaménagé à l’initiative de lady Ann par Edward W. Pugin, fils d’Augustus. Pour l’histoire, Augustus Pugin est l’architecte de la tour Elisabeth à Londres, ou tour de l’horloge, qui supporte Big Ben, la cloche, et le Great Westminster Clock, l’horloge.
Lady Ann vivait dans le faste et laissait à son architecte toute latitude pour donner libre cours à son génie créatif dans les moindres détails.
Remy Léon, nouveau maître de Scarisbrick.
Hélas, les belles histoires ont une fin : Eliza meurt soudainement à Scarisbrick Hall en 1878. Ses contemporains ne manquent pas de souligner sa gentillesse et sa considération envers tous.


L’histoire prend parfois de drôles de tournures : qui aurait pu imaginer qu’un français devienne l’hériter d’un séculaire domaine anglais ? C’est pourtant ce que se produit à la mort de lady Eliza. Remy Léon est également héritier des domaines de Halsall et de Downholland. Il prend alors le nom de Remy Léon de Biaudos-Scarisbrick, marquis de Castéja ! Comment pourrait on entrer un tel patronyme dans l’exiguïté de nos cartes d’identité actuelles ?
Le marquis confie la gestion de ses domaines à son fils adoptif, Marie Emmanuel Alvar, et s’en retourne en France. Il meurt à Paris en 1899 dans son hôtel particulier du 63 de la rue d’Anjou, paisible et vénérable vieillard de 94 ans. Remy Léon est inhumé au cimetière du père Lachaise.


Le marquis de Castéja en 1886, par Léon Bonnat.
Le marquis, dit on, racontait à merveille les anecdotes d’un siècle qu’il avait presque entièrement traversé et dont il avait connu les plus grands acteurs. A ceux qui lui demandaient pourquoi il ne laissait pas ses mémoires par écrit, il répondait : « je serai heureux de mourir en paix avec tout le monde. Pourquoi voulez vous que je me fasse des ennemis après ma mort ? » Voilà un sentiment qui l’honore, mais c’est bien dommage pour nous.
Un mot sur son fils adoptif, Marie Emmanuel Alvar (1849-1911), seul héritier bien qu’il n’était pas le fils de lady Eliza : il avait pour mère Charlotte Marie Hunloke, fille illégitime de lady Ann, la mère d’Eliza, et de William Cavendish, 6ème duc de Devonshire. Il fut élevé par le couple. Vous nous suivez toujours ?
En tout cas, on reste en famille !
Épilogue.
Nous pouvons tout de même vous montrer une photo du bâtiment attenant au domaine billancourtois de lady Hunloke et qu’on nommait la » villa Castéja « . Il s’agit d’une carte postale. La voici.

À cette époque, au début du XXe siècle, il y a bien longtemps que milady ne cultive plus ses fleurs. Le pavillon est occupé de 1896 à 1903 par l’institution Sainte Anne des Ursulines de Jésus.
Il est ensuite intégré au » Sanatorium de Boulogne sur Seine » créé par les docteurs Sollier et Matthieu Dubois, puis à l’hôpital Ambroise Paré, premier du nom, en 1924. Le bâtiment est gravement endommagé par les bombardements anglo-américains de 1942 et 1943. Un ensemble de tours, dit » quartier du pont de Sèvres « , a aujourd’hui pris sa place.
Il est tout de même possible de se faire une idée du jardin de lady Hunloke puisque le Sanatorium de Sollier et Matthieu Dubois fut implanté en son beau milieu pour l’agrément des patients. Nous vous convions à lire les articles suivants : « L’hôpital Ambroise Paré de Billancourt » et » Un tour de l’hôpital Ambroise Paré de Billancourt « .
Concernant la rue Castéja, elle sera tracée au milieu du jardin en 1884 après que le marquis eut vendu à un promoteur. Alors, mesdames et messieurs nos élus municipaux, nous estimons au » village de Billancourt » qu’il est grand temps de rendre à Remy Léon sa particule.
Militons pour une rue » de Castéja « , aussi modeste soit elle !
Note à propos des enfants:
Le couple a accueilli et élevé les enfants qui appelaient Eliza » Madame « .
Marie-Emmanuel Alvar, seul héritier, tenait son patronyme d’ » Alvarez « , le pseudonyme cachant la véritable identité de la mère, Charlotte-Marie Hunloke.
Concernant la fille illégitime de Remy Léon née en 1850, sa mère s’appelait Flachat. Elle fut religieuse. Le deuxième fils illégitime, Elie-des-Anges, né en 1859, avait pour mère Thérèse Germain. Voici ce que rapporte à ce propos la fiche Geneanet d’Aline de Biaudos de Castéja, cousine de Remy Léon : Avec son cousin Remy Léon de Biaudos-Scarisbrick marquis de Castéja, elle participa aussi à l’éducation d’Elie-des-Anges Germain, fils naturel de celui-ci, aidée en cela par l’abbé Marbeau, futur évêque de Meaux.



La plus grande partie des informations et illustrations de cet article provient de Jean-Denis de Biaudos de Castéja, arrière-arrière petit fils du marquis Remy Léon. Il a, sans hésitation et avec enthousiasme, ouvert ses archives. Son accueil aura été des plus chaleureux, qu’il en soit vivement remercié.
Un remerciement tout particulier à Martine Riou du Cercle Généalogique de Boulogne-Billancourt. Ses recherches nous ont permis d’apporter des précisions et de compléter cet article.
Illustration d’entête : montage, sur fond d’une gravure de Sigismond Himely, des miniatures de lady Eliza et du marquis Remy Léon, réalisées en 1835 par Carlo Caruson à l’occasion de leur mariage. Source : Jean-Denis de Biaudos de Castéja.
Les villas disparues de Billancourt























Effectivement, très belle histoire assez originale au final, mais très humaine (mon ressenti à la lecture de leur vie).
Comme quoi, les pierres peuvent raconter de magnifiques destins…
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