Propriétaires de la ferme : les chaînons manquants avant Renault

Les dernières années de la ferme de Billancourt étaient pour nous un mystère. Nous avions un grand « vide » entre la mort de Gourcuff en 1866 et l’arrivée de Renault vers 1905. La famille Gourcuff nous avait bien fourni des informations, mais peu précises. Les cadastres, confus et incomplets, ne parvenaient pas à combler cette lacune.

Au Village de Billancourt, nous avons pensé trouver des réponses dans les archives de Renault, c’est pourquoi avons frappé à la porte de l’association « Renault Histoire ».

Cette association, basée rue du Point du Jour, près de la place Jules Guesde, a été constituée en 1970 pour préserver l’héritage de la société Renault. On nous y a reçus avec beaucoup d’enthousiasme ! Après avoir entendu le sens de notre recherche, notre correspondant a constitué et mis à notre disposition photos et actes d’achat Renault des débuts du XXème siècle et davantage encore. Une mine d’or ! Parmi eux, nous avions enfin entre les mains, celui concernant la fameuse parcelle de la ferme médiévale de Billancourt. Et nous avons eu des surprises !

Nous voici donc enfin en mesure de lever le voile sur la dernière partie de l’histoire de la ferme.

Casimir de Gourcuff et héritiers (de 1825 à 1868)

Commençons par Casimir de Gourcuff, propriétaire depuis 1825, bien connu des fidèles du Village de Billancourt et sur lequel nous ne nous attarderons pas. Son histoire est racontée amplement ici. Acquéreur des 70 hectares du domaine et créateur du Village de Billancourt, il vend certaines parcelles puis cède en 1855 les terrains restants au comptoir Bonnard. Il conserve toutefois les bâtiments de la ferme pour son propre usage à titre de résidence d’été. La ferme est alors réduite à 3 hectares.

Selon la famille Gourcuff, que nous avions contactée en avril 2021, les héritiers de Casimir auraient « vendu en 1868 la propriété, aux dames de l’Abbaye-aux-Bois », sans plus de précision. Bonne nouvelle : cette information est confirmée.

Casimir de Gourcuff par Horace Vernet - propriété familiale
Casimir de Gourcuff par Horace Vernet – propriété de la famille Gourcuff.

Les Dames de Notre-Dame de Saint-Augustin (de 1868 à 1875)

C’est le 18 avril 1868, que la communauté des Dames Chanoinesses de Notre-Dame de Saint-Augustin, représentée par sa supérieure Marie-Caroline Guillemin, (en religion Sœur Saint Alphonse de Liguori) établie dans la maison de l’Abbaye-aux-Bois, acquiert, par adjudication, la propriété détenue en indivision par les héritiers de Casimir de Gourcuff. L’acquisition s’effectue pour 150.000 francs.

On le sait, l’Abbaye-aux-Bois s’était fait une sorte de spécialité d’héberger des dames seules de qualité, comme madame Récamier. Or, selon les informations de la famille Gourcuff, la veuve de Casimir, Agathe, est restée à Billancourt en tant que locataire, jusqu’à sa mort en 1873. On peut même penser que la vente s’est faite sous cette condition.

On voit là l’attachement de la comtesse à sa propriété de Billancourt.

Adrien Delahante (de 1875 à 1885)

Deux ans après le décès de la comtesse, le 18 octobre 1875, la propriété est revendue à Adrien Delahante pour 140.000 francs par la supérieure de la communauté, Anne-Louise Clément de Givry, après autorisation du président de la République. Adrien Delahante (1815-1884) est membre d’une grande famille de financiers depuis le XVIIIème siècle. Il a cofondé la Banque de Paris, devenue aujourd’hui BNP Paribas. Le personnage ne nous est pas inconnu. Souvenez-vous, en 1854, il avait donné un terrain au numéro 50 de la rue Nationale pour y fonder la première école de Billancourt.

Mais arrêtons-là ce portrait car le personnage, célibataire et séducteur, mérite un article à part entière que nous lui consacrerons très vite. Disons simplement qu’il sera propriétaire de la ferme de Billancourt durant neuf années.

Le 10 janvier 1885, après la mort d’Adrien Delahante, sans enfant, la propriété est léguée à sa nièce Marie Delahante et son mari Paul Mérenda. Ils la revendront très rapidement.

La comtesse Marie de Goyon et ses filles (de 1885 à 1906)

Le 20 mai 1885, la propriété est acquise, à titre de dot, par la jeune comtesse de Goyon, née Marie Lucie de Raigecourt-Gournay (1861-1889). L’acquisition s’élève à 295.800 francs. Elle est la troisième et dernière fille du marquis Gustave de Raigecourt-Gournay, grande famille de Lorraine.

Comtesse de Goyon à droite - Musée d'Orsay 1871
La future Comtesse de Goyon, à droite, à l’âge de 10 ans, avec ses sœurs
Musée d’Orsay.

Elle a 24 ans lors de l’acquisition et est l’épouse, depuis cinq ans, du comte Aimery de Goyon (1849 – 1918), fils du général de Goyon.

Nous avons découvert qu’elle était artiste peintre et qu’elle a soumis des œuvres au Salon de Paris. Certains, dans la presse de l’époque, la qualifient même de « paysagiste de premier ordre ». Nous avons recherché ses œuvres mais les résultats sont maigres. Il est vrai qu’à l’époque les femmes n’avaient guère de place dans le monde de l’art. Nous avons tout de même trouvé ce tableau signé « Marie de Goyon ». Peut-être même un autoportrait ? La ressemblance est troublante.

La comtesse de Goyon, en bonne paysagiste, a-t-elle peint sa propriété de Billancourt ? Ce serait formidable de retrouver un tel tableau.

Elle meurt en 1889, 4 ans après l’achat de la propriété. Elle n’a que 27 ans ! Sur son lit de mort, la jeune femme convainc son mari de faire des études de médecine afin de se « consacrer de toutes ses forces au service des pauvres et des indigents ». Le comte de Goyon tient parole, l’ancien officier d’infanterie (24 ans de service et trois campagnes) démissionne de son mandat de député. Il devient en 1895 le simple « docteur de Goyon » et donne des consultations gratuites les lundis et jeudis, au dispensaire de l’Association Philanthropique à Paris.

C’est pour honorer la mémoire de la comtesse que le comte de Goyon et son beau-père créent en 1890 le prix de Raigecourt-Goyon, doté de 1.000 francs. Ce prix est décerné chaque année par la Société des Artistes Français, à un artiste ayant exposé, au Salon, un paysage ou une marine. Ce prix était encore attribué en 1934.

À la mort de la comtesse, la propriété de Billancourt revient à ses deux filles, Jeanne Marguerite Marie Thérèse*, 7 ans, et Louise Marie Elizabeth Henriette Oriane, 2 ans.

Les filles Goyon, étant mineures, des tuteurs sont désignés dont leur grand-père, le marquis de Raigecourt. Après un conseil de famille, décision est prise de vendre la propriété aux enchères publiques. Un cahier des charges est constitué à cet effet en 1902, soit 13 ans après la mort de la comtesse.

C’est ici qu’interviennent les frères Renault. En 1902, la société Renault Frères est toute jeune. L’usine, de dimensions modestes, est juste en face de la propriété.

C’est tout naturellement qu’ils prennent contact avec les représentants des héritières de la ferme. Ils parviennent à un accord qu’ils formalisent par une convention dans laquelle les frères Renault s’engagent à acquérir les trois hectares de la propriété à un prix fixé à l’avance et à surenchérir si nécessaire.

Les frères Renault (1905)

Le 15 février 1905, dans la salle des criées du tribunal civil de première instance du département de la Seine, les enchères se font à la bougie. Le représentant de Renault, maître Chain, pose la première enchère à 225.500 francs. Après quelques surenchères et extinction de trois feux consécutifs, la société Renault frères devient propriétaire de la moitié sud de la parcelle (13.346 m²) pour 232.000 francs. De même, le 30 mai 1906 elle devient propriétaire de la moitié nord, qui longe la rue Yves Kermen (14.571 m²) pour 360.000 francs. Le prix au mètre carré est très faible, Renault fait une excellente affaire.

Notons, en passant, que l’acte précise que l’acheteur ne pourra établir sur le terrain « Aucun commerce ou industrie malpropre, bruyante ou insalubre » !

Jeanne, devenue majeure et comtesse de Séguier signe elle-même, avec son mari (pour autorisation). Fernand Renault signe pour la société « Renault Frères ».

Pour compléter le tout, les Renault achètent, le 2 mars 1906, la petite propriété de monsieur Geiger, sur la place Nationale (Jules Guesde) sur laquelle ce dernier avait bâti un immeuble avec un café-restaurant et son habitation. La société Renault Frères aura déboursé plus de 860.000 francs, frais inclus, pour tout l’ilot. Louis n’a que 28 ans.

Les frères Renault baptisent l’ensemble, « îlot C » et le couvrent rapidement d’ateliers. Ils ont triplé la superficie de leur usine !

Billancourt met fin, cette année là, à l’ère agricole et ouvre l’ère industrielle.

Les bâtiments de la ferme sont bien sûr rasés, mais qui les a détruits ? Renault ? L’acte d’achat nous donne aussi la réponse à cette question. À découvrir la semaine prochaine.


Illustration en tête d’article : Casimir de Gourcuff (coll. Gourcuff), Sœur chanoinesse de Notre-Dame de Saint-Augustin (bibliothèque de Bruges), Adrien Delahante (Musée Carnavalet), future Comtesse de Goyon (Musée d’Orsay), Louis Renault (Coll. Renault Histoire).

*Sa fille, Marguerite Marie Félicie de Séguier, épousera le 13 avril 1931 le vicomte Louis Henri Charles de Gourcuff, arrière petit-fils de Casimir.

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